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Après ce récit, les trois amis gardèrent le silence pendant presque une minute. Finalement, Roland échangea un regard avec Alicia, puis avec Max.

— Roland, dit ce dernier en veillant à ne pas employer des mots qui pourraient blesser son ami, quelque chose ne colle pas, dans cette histoire. Je crois que ton grand-père ne t’a pas tout dit.

Roland resta quelques instants sans parler. Puis ses lèvres esquissèrent un faible sourire. Il regarda ses amis et, très lentement, hocha la tête affirmativement à plusieurs reprises.

— Je sais, murmura-t-il. Je sais.

Les mains tuméfiées à force d’essayer de tourner la poignée, à bout de souffle, Irina se retourna et, avec le dos, tenta d’enfoncer la porte de la chambre. Ce faisant, elle ne put éviter de river ses yeux sur la clef qui tournait dans la serrure de l’armoire.

Finalement, la clef cessa de tourner et, poussée par des doigts invisibles, tomba. Très lentement, la porte de l’armoire commença de s’ouvrir. Irina voulut crier, mais elle sentit que l’air lui manquait pour articuler ne fût-ce qu’un murmure.

De la pénombre de l’armoire émergèrent deux yeux luisants et familiers. Elle soupira. C’était son chat. Elle avait eu l’impression qu’à une seconde près son cœur allait arrêter de battre sous le coup de la panique. Elle s’agenouilla pour prendre le félin dans ses bras, quand elle s’aperçut que derrière lui, dans le fond de l’armoire, il y avait quelqu’un d’autre. Le chat découvrit ses crocs et émit un sifflement grave et violent, comme celui d’un serpent, pour se fondre à nouveau dans l’obscurité où se tenait son maître. Un sourire de lumière s’alluma dans les ténèbres et deux yeux incandescents comme de l’or en fusion se posèrent sur ceux d’Irina pendant que les voix, toutes ensemble, prononçaient son nom. La fillette hurla de toutes ses forces et se jeta contre la porte, qui céda sous sa poussée. Irina tomba sur le plancher du couloir. Sans perdre un instant, sentant le souffle glacé de ces voix sur sa nuque, elle se jeta du haut de l’escalier.

En une fraction de seconde, Andréa Carver, pétrifiée, vit sa fille sauter, le visage enflammé par la panique. Elle cria son nom, mais il était trop tard. La petite fille roula comme un poids mort jusqu’à la dernière marche. Andréa Carver se précipita sur l’enfant et prit sa tête entre ses bras. Une larme de sang coulait sur son front. Elle lui tâta le cou et sentit un faible battement. Luttant contre l’hystérie, elle releva le corps de sa fille et tâcha de se concentrer sur la conduite à tenir.

Pendant que les cinq pires secondes de sa vie défilaient devant elle avec une lenteur infinie, Andréa Carver leva les yeux. Du haut de la plus haute marche de l’escalier, le chat d’Irina la scrutait intensément. Elle soutint le regard cruel et moqueur de l’animal durant une fraction de seconde, puis, sentant le corps de sa fille bouger, elle réagit et courut jusqu’au téléphone.

7.

Lorsque Max, Alicia et Roland arrivèrent à la maison de la plage, la voiture du médecin était encore là. Roland adressa à Max un regard interrogateur. Alicia sauta de la bicyclette et courut vers l’entrée, consciente qu’il était arrivé quelque chose. Maximilian Carver, les yeux vitreux et le visage blême, les reçut devant la porte.

— Que s’est-il passé ? murmura Alicia.

Son père la serra contre lui. Elle laissa les bras de Maximilian Carver l’entourer et perçut le tremblement de ses mains.

— Irina a eu un accident. Elle est dans le coma. Nous attendons l’ambulance qui l’emmènera à l’hôpital.

— Et maman ? gémit Alicia.

— Elle est à l’intérieur. Avec Irina et le docteur. Ici, on ne peut rien faire de plus, répondit l’horloger d’une voix atone, épuisée.

Roland, muet et immobile devant le porche, avala sa salive.

— Elle va se remettre ? demanda Max tout en songeant que la question, dans de telles circonstances, était stupide.

— On ne sait pas, chuchota Maximilian Carver, qui tenta inutilement de leur sourire et rentra dans la maison. Je vais voir si ta mère a besoin de quelque chose.

Les trois amis restèrent cloués sous le porche, silencieux comme des tombes. Au bout de quelques secondes, Roland brisa le silence.

— Je suis désolé…

Alicia acquiesça. Peu après, l’ambulance apparut sur le chemin. Le médecin sortit pour l’accueillir. En un rien de temps, les deux infirmiers pénétrèrent dans la maison et en ressortirent avec Irina sur un brancard, enveloppée dans une couverture. Max capta au vol la vision de la peau blanche comme de la craie de sa petite sœur et reçut comme un coup en plein estomac. Andréa Carver, le visage crispé, les yeux gonflés et rougis, monta dans l’ambulance et lança un dernier regard désespéré à Alicia et à Max. Les ambulanciers coururent prendre leurs places. Maximilian Carver rejoignit le frère et la sœur.

— Ça ne me plaît pas que vous restiez seuls. Il y a un petit hôtel au village : peut-être que…

— Il ne nous arrivera rien, papa. Ce n’est pas le moment de t’inquiéter pour ça, répondit Alicia.

— J’appellerai de l’hôpital et je vous donnerai le numéro. Je ne sais pas combien de temps nous devrons rester. Je ne sais pas s’il y a quelque chose qui…

— Pars, papa, trancha Alicia en embrassant son père. Tout ira bien.

Maximilian Carver esquissa un sourire à travers ses larmes et grimpa dans l’ambulance. Les trois amis regardèrent en silence les feux du véhicule se perdre au bout du chemin pendant que les ultimes rayons du soleil s’étiolaient au-dessus du manteau pourpre du crépuscule.

— Tout ira bien, répéta Alicia pour elle-même.

Une fois qu’ils se furent procuré des vêtements secs (Alicia prêta à Roland un vieux pantalon et une chemise de son père), l’attente des premières nouvelles se fit interminable. Les lunes souriantes du cadran de la montre de Max indiquaient quelques minutes avant onze heures du soir quand le téléphone sonna. Alicia, qui était assise entre Roland et Max sur les marches du porche, se leva d’un bond et courut à l’intérieur. Le téléphone n’avait pas encore terminé sa seconde sonnerie qu’elle avait déjà décroché le combiné en regardant Max et Roland, qui approuvèrent.

— D’accord, dit-elle après plusieurs secondes. Comment va maman ?

Max entendait le murmure de la voix de son père dans le téléphone.

— Ne t’inquiète pas, dit Alicia. Non. Nous n’avons besoin de rien. Oui, nous allons bien. Rappelle demain.

Elle observa une pause et acquiesça.

— Je le ferai, promit-elle. Bonne nuit, papa.

Elle raccrocha et se tourna vers son frère.

— Irina est en observation, expliqua-t-elle. Les médecins disent qu’elle souffre d’une commotion, mais elle est toujours dans le coma. Ils assurent qu’elle guérira.

— Tu es certaine qu’ils ont dit ça ? répliqua Max. Et maman ?

— Imagine. Pour le moment, ils passeront la nuit là-bas. Maman ne veut pas aller à l’hôtel. Ils rappelleront demain matin à dix heures.

— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demanda timidement Roland.

Alicia haussa les épaules et tenta de dessiner un sourire rassurant sur son visage.

— Est-ce que vous avez faim ? demanda-t-elle aux deux garçons.

Max fut surpris de découvrir qu’il était affamé. Alicia soupira et esquissa un sourire las.

— Je crois que ça nous ferait du bien à tous les trois de manger quelque chose, conclut-elle. Quelqu’un vote contre ?

En quelques minutes, Max prépara des sandwichs pendant qu’Alicia pressait des citrons.

Les trois amis dînèrent sur les marches du porche, sous la faible lumière de la lanterne jaune qui se balançait dans la brise du soir au milieu d’un nuage dansant de petits papillons de nuit. En face d’eux, la pleine lune montait sur l’océan et donnait à la surface de l’eau l’apparence d’un lac infini de métal incandescent.