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— Roland a appelé, dit-elle. Son grand-père veut nous voir.

Max acquiesça en silence, sans détourner les yeux de la mer. Un rayon qui tombait sur l’océan fendit le ciel.

— Tu aimes bien Roland, n’est-ce pas ? demanda-t-il en jouant avec une poignée de sable.

Alicia réfléchit quelques secondes avant de répondre.

— Oui. Et je crois que lui aussi m’aime bien. Pourquoi, Max ?

Max haussa les épaules et lança la poignée de sable vers la ligne que formaient les vagues en venant mourir sur la plage.

— Je ne sais pas. Je pensais à ce que Roland a dit de la guerre. Qu’il serait probablement appelé à la fin de l’été… Mais bon… Je suppose que ce n’est pas mon affaire.

Alicia se tourna vers son cadet et chercha son regard évasif. Il arquait les sourcils de la même manière que Maximilian Carver, et ses yeux gris trahissaient, comme toujours, une sensibilité à fleur de peau.

Elle passa les bras autour de ses épaules et l’embrassa sur la joue.

— Rentrons, dit-elle en secouant le sable collé à sa robe. Il fait trop froid, ici.

9.

Quand ils arrivèrent en bas du chemin qui montait au phare, Max sentit qu’en quelques secondes les muscles de ses jambes se ramollissaient comme du beurre. Avant de partir, Alicia lui avait proposé de prendre l’autre bicyclette qui dormait toujours dans l’ombre de la remise, mais il avait repoussé dédaigneusement cette suggestion en décidant de porter sa sœur, tout comme Roland l’avait fait la veille. Au bout d’un kilomètre, il commença de se repentir de sa fanfaronnade.

Comme si Roland avait deviné les souffrances de son ami durant le long trajet, il les attendait avec sa bicyclette à l’entrée du chemin. En le voyant, Max s’arrêta et laissa Alicia descendre. Il respira profondément et se massa les muscles, tétanisés par l’effort.

— Je crois que tu as rapetissé de quatre ou cinq centimètres, dit Roland.

Max préféra ne pas gaspiller son souffle pour répondre à l’ironie de son ami. En silence, Alicia se jucha sur la bicyclette de Roland, et ils repartirent. Max attendit quelques secondes avant de se remettre à pédaler pour gravir la côte. Il savait désormais comment il dépenserait son premier salaire : il achèterait une moto.

La petite salle à manger du phare sentait encore le café frais et le tabac de pipe. Le sol et les murs étaient en bois sombre et, à part une immense bibliothèque et quelques objets maritimes que Max ne put identifier, il n’y avait pratiquement pas de décoration. Une cuisinière à bois et une table couverte d’une nappe de velours foncé entourée de vieux fauteuils en cuir décoloré étaient tout le luxe que s’était permis Victor Kray.

Roland fit signe à ses amis de s’asseoir dans les fauteuils et prit place sur une chaise en bois entre les deux. Ils attendirent cinq minutes, au cours desquelles ils ne prononcèrent que quelques mots pendant que résonnaient au-dessus d’eux les pas du vieil homme sur le plancher de l’étage supérieur.

Finalement, le gardien du phare fit son apparition. Il ne ressemblait pas à l’idée que Max s’en était faite. Victor Kray était un homme de taille moyenne, au teint pâle, au visage couronné d’une masse de cheveux argentés qui ne lui donnaient pas son âge véritable.

Ses yeux verts et pénétrants parcoururent lentement les traits du frère et de la sœur, comme s’il s’agissait de lire dans leurs pensées. Max sourit nerveusement sous le regard inquisiteur du vieil homme. Victor Kray lui répondit par un sourire cordial qui éclaira sa figure.

— Vous êtes les premiers visiteurs que je reçois depuis des années, dit-il en s’asseyant dans l’un des fauteuils. Vous excuserez mes manières. D’ailleurs, quand j’étais enfant, je pensais que toutes ces histoires de politesse étaient d’une stupidité souveraine. Et je le pense toujours.

— Mais nous, nous ne sommes plus des enfants, grand-père, dit Roland.

— Quiconque est plus jeune que moi en est un. Toi, tu es sûrement Alicia. Et toi, Max. Il est vrai qu’il ne faut pas être sorcier pour le deviner.

Alicia lui adressa un sourire plein de chaleur. Elle ne le connaissait que depuis deux minutes, mais la gentillesse du vieil homme l’enchantait déjà. Max, étudiant son visage, essayait d’imaginer le gardien enfermé dans son phare depuis des dizaines d’années et veillant jalousement sur le secret de l’Orpheus.

— Je sais ce que vous devez penser, expliqua Victor Kray. « Est-ce que ce que nous avons vu ou croyons avoir vu ces derniers jours est vrai ? » En réalité, je n’avais jamais imaginé que le moment viendrait où je me verrais obligé de parler de cela, pas même à Roland. Mais, comme toujours, c’est le contraire de ce que nous espérions qui se produit, n’est-ce pas ?

Aucun des trois ne répondit.

— Bien. Venons-en au fait. Avant tout, il faut que vous me racontiez tout ce que vous savez. Et quand je dis tout, c’est tout. En incluant les détails qui peuvent vous paraître insignifiants. Tout. Compris ?

Max regarda ses camarades.

— Je commence ? suggéra-t-il.

Alicia et Roland acquiescèrent. Victor Kray lui lit signe de débuter son récit.

Pendant la demi-heure qui suivit, Max relata d’une seule traite tout ce dont il se souvenait, sous le regard attentif du gardien du phare, qui l’écouta sans manifester la moindre incrédulité ni, comme Max aurait pu s’y attendre, le moindre étonnement.

Quand il eut terminé son histoire, Victor Kray prit sa pipe et la bourra méthodiquement.

— Pas mal, murmura-t-il. Pas mal…

Il alluma sa pipe et un nuage de fumée à l’odeur douceâtre envahit la pièce. Victor Kray savoura lentement une bouffée de son mélange spécial et se carra dans son fauteuil. Puis, regardant chacun des trois jeunes gens dans les yeux, il parla…

— À l’automne, j’aurai soixante-douze ans, et même si je peux me consoler en sachant que je ne les parais pas, chacun d’eux pèse lourdement sur mes épaules. L’âge vous fait voir certaines choses. Par exemple, je sais maintenant que la vie humaine se divise fondamentalement en trois périodes. Dans la première, on ne pense même pas que l’on va vieillir, ni que le temps passe, ni que, dès le premier jour, celui de notre naissance, nous marchons vers une seule et unique fin. Passé la première jeunesse, commence la deuxième période, où l’on se rend compte de la fragilité de sa vie, et ce qui n’est d’abord qu’une simple inquiétude grossit en vous comme une mer de doutes et d’incertitudes qui vous accompagnent durant le reste de vos jours. Enfin, au terme de la vie, s’ouvre la troisième période, celle de l’acceptation de la réalité et, en conséquence, la résignation et l’attente. Au long de mon existence, j’ai connu beaucoup de gens qui étaient demeurés ancrés dans l’une de ces étapes et n’avaient jamais réussi à la dépasser. Il y a là quelque chose de terrible.

Victor Kray vit que les trois jeunes gens l’observaient attentivement et en silence, mais que leurs regards semblaient demander de quoi il voulait parler. Il s’arrêta pour tirer une bouffée de sa pipe et sourit à son petit auditoire.