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» C’est lui qui m’a obtenu une bourse pour l’université et qui m’a réellement mis sur la voie de ce qu’aurait pu être ma vie. Il est mort une semaine après que j’ai été diplômé. Je n’ai pas honte de dire que sa disparition m’a fait autant de chagrin que celle de mon propre père. À l’université, j’ai eu l’occasion de me lier d’amitié avec quelqu’un qui devait me conduire à rencontrer de nouveau le docteur Caïn : un jeune étudiant en médecine appartenant à une famille scandaleusement riche (ou du moins m’apparaissait-elle ainsi) du nom de Richard Fleischmann. Précisément le futur docteur Fleischmann qui, des années plus tard, devait construire la maison de la plage.

» Richard Fleischmann était un garçon véhément et toujours enclin aux exagérations. Il s’était habitué à ce que tout, dans sa vie, se déroule exactement comme il le désirait, et quand, pour un motif quelconque, quelque chose ne correspondait pas à ses attentes, il se mettait en colère contre le monde entier. Par une ironie du sort, notre amitié est venue de ce que nous étions tombés amoureux de la même jeune femme, Eva Gray, la fille du plus insupportable et du plus tyrannique professeur de chimie du campus.

» Au début, nous sortions tous les trois ensemble et partions en excursion le dimanche, quand l’ogre Théodore Gray n’y mettait pas son veto. Mais cet arrangement n’a pas duré longtemps. Le plus curieux, dans cette affaire, est que, loin de nous comporter en rivaux, nous sommes devenus, Fleischmann et moi, des camarades inséparables. Tous les soirs, après avoir ramené Eva dans la caverne de l’ogre, nous revenions ensemble, sachant bien que, tôt ou tard, l’un de nous deux serait mis hors jeu.

» Jusqu’à ce que ce jour arrive, nous avons passé ce qui, dans mon souvenir, reste les deux meilleures années de mon existence. Pourtant, il y a une fin à tout. Celle de notre trio inséparable a eu lieu le soir où nous avons reçu notre diplôme. Bien qu’ayant obtenu tous les lauriers imaginables, j’avais l’âme en berne du fait de la perte de mon vieux bienfaiteur. Eva et Richard ont décidé de me faire boire, moi qui ne buvais jamais, et de chasser par tous les moyens la mélancolie de mon esprit. Là-dessus, l’ogre Théodore, quoique prétendument sourd comme un pot, a tout entendu à travers la cloison et, une fois le projet découvert, la soirée a eu lieu sans Eva. Nous nous sommes retrouvés, Fleischmann et moi, face à face, complètement ivres, dans une taverne sordide où nous nous sommes époumonés à chanter les louanges de notre amour impossible, Eva Gray.

» Cette même nuit, alors que nous rentrions au campus, non sans faire de nombreuses embardées, une foire ambulante a semblé émerger de la brume près de la gare. Convaincus qu’un tour de manège serait un remède infaillible pour nous remettre d’aplomb, nous nous y sommes aventurés pour, finalement, nous trouver devant la porte de la baraque du docteur Caïn, devin, mage et voyant, comme l’annonçait toujours le sinistre panneau. Fleischmann a alors eu une idée géniale. Nous entrerions et nous demanderions au devin de nous livrer la clef de l’énigme : lequel de nous deux serait choisi par Eva Gray ? J’avais beau ne plus avoir toutes mes facultés, il me restait suffisamment de bon sens dans le corps pour ne pas céder à cette idée folle, mais pas assez de force pour en empêcher mon ami, lequel franchit résolument le seuil de la baraque.

» Je suppose que j’ai perdu quelque peu conscience, car je ne me souviens pas très bien des heures qui ont suivi. Lorsque j’ai repris connaissance, dans les affres d’un atroce mal de tête, nous étions tous les deux couchés sur un vieux banc en bois. Le jour pointait et les roulottes de la foire avaient disparu, comme si tout cet univers nocturne de lumières, de bruits et de foule n’avait été qu’une simple illusion de nos esprits égarés par l’alcool. Nous nous sommes levés et nous avons regardé le terrain désert autour de nous. J’ai questionné mon ami sur ce qu’il se rappelait des heures précédentes. En faisant un effort, il m’a dit avoir rêvé qu’il entrait dans la baraque d’un devin et que, quand celui-ci lui avait demandé quel était son souhait le plus cher, il avait répondu qu’il désirait obtenir l’amour d’Eva Gray. Puis il a ri, en plaisantant sur la gueule de bois monumentale qui nous punissait sévèrement, convaincu que rien de tout cela n’était réellement arrivé.

» Deux mois plus tard, Eva Gray et Richard Fleischmann convolaient en justes noces. Ils ne m’ont même pas invité au mariage. Je ne devais les revoir qu’au bout de vingt-cinq longues années.

» Par une pluvieuse journée d’hiver, un homme engoncé dans une gabardine m’a suivi de mon bureau jusqu’à chez moi. De la fenêtre de la salle à manger, j’ai constaté que l’inconnu restait en bas, à me surveiller. J’ai hésité quelques instants puis suis redescendu, dans le but d’avoir le cœur net sur ce mystérieux espion. C’était Richard Fleischmann, grelottant de froid et le visage terriblement marqué par le passage des ans. Ses yeux étaient ceux d’un homme qui aurait vécu toute sa vie persécuté. Je me suis demandé depuis combien de mois mon ancien ami n’avait pas dormi. Je l’ai fait monter chez moi et lui ai préparé un café brûlant. N’osant pas me regarder en face, il m’a interrogé sur cette nuit dans la baraque du docteur Caïn que j’avais chassée depuis des années de ma mémoire.

» Sans m’embarrasser de précautions inutiles, je l’ai questionné sur ce que Caïn lui avait demandé en échange de la réalisation de son souhait. Fleischmann, le visage ravagé par la peur et la honte, s’est agenouillé devant moi et m’a supplié en pleurant de l’aider. Je n’ai pas tenu compte de ses larmes, et j’ai exigé qu’il me réponde. Qu’avait-il promis au docteur Caïn en paiement de ses services ?

» — Mon premier enfant, m’a-t-il répondu. Je lui ai promis mon premier enfant…

» Fleischmann m’a avoué que, pendant des années, il avait administré à sa femme, à son insu, une drogue qui l’empêchait de concevoir un enfant. Mais, le temps passant, Eva Fleischmann était tombée dans un état de profonde dépression et l’absence d’une descendance tant désirée avait transformé leur union en enfer. Fleischmann craignait que, si elle ne se retrouvait pas enceinte, Eva finisse par sombrer dans la folie ou par s’éteindre lentement, comme la flamme d’une bougie privée d’air. Il m’a dit qu’il n’avait personne à qui s’adresser et m’a supplié de lui accorder mon pardon et mon aide. Finalement, je lui ai dit que je l’aiderais, non pour lui, mais en raison du lien qui me rattachait encore à Eva Gray et en souvenir de notre ancienne amitié.

» Le soir même, j’ai expulsé Fleischmann de chez moi, mais dans une intention très différente de celle qu’imaginait cet homme que j’avais, un jour, considéré comme mon ami. Je l’ai suivi sous la pluie et j’ai traversé la ville derrière lui. Je me demandais pourquoi je faisais ça. La seule idée qu’Eva Gray, qui m’avait repoussé quand nous étions jeunes, soit obligée de livrer son enfant à ce misérable sorcier me tordait les entrailles et suffisait à me faire affronter de nouveau le docteur Caïn, bien que ma jeunesse se soit depuis longtemps évaporée, et que je sois plus conscient que jamais d’avoir tout à perdre à ce triste jeu.