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» Le parcours de Fleischmann m’a conduit jusqu’à la nouvelle baraque de ma vieille connaissance, le Prince de la Brume. Un cirque ambulant lui servait pour l’heure de résidence et, à ma grande surprise, le docteur Caïn avait renoncé à son titre de devin et de voyant pour endosser une nouvelle personnalité, plus modeste, mais plus en accord avec son sens de l’humour. Il était désormais un clown qui jouait, le visage peinturluré en blanc et en rouge ; cependant, même sous trois couches de maquillage, ses yeux aux couleurs changeantes ne laissaient aucun doute sur son identité. Le cirque de Caïn exhibait à son faîte l’étoile à six branches, et le mage s’était entouré d’une sinistre cohorte de compères qui, sous l’apparence de saltimbanques itinérants, dissimulaient de toute évidence quelque chose de louche. J’ai surveillé le cirque pendant deux semaines et ai bientôt découvert que la tente usée et jaunie abritait une dangereuse bande de malfrats, criminels et voleurs qui pratiquaient leurs forfaits partout où ils passaient. J’ai aussi constaté que le peu de raffinement qu’apportait le docteur Caïn dans le choix de ses esclaves l’avait conduit à semer derrière lui une piste criante de crimes, disparitions et vols qui n’échappait pas à la police locale, laquelle flairait de près la puanteur de corruption que dégageait ce cirque fantasmagorique.

» Bien entendu, Caïn était conscient de la situation. C’est pourquoi il avait décidé que lui et ses amis devaient disparaître du pays sans perdre de temps, mais de façon discrète et, de préférence, en marge de formalités policières pour le moins indésirables. C’est ainsi que, profitant d’une dette de jeu que la maladresse du capitaine hollandais lui avait servie opportunément comme sur un plateau, le docteur Caïn a pu embarquer cette fameuse nuit sur l’Orpheus. Et moi avec lui.

» Ce qui s’est passé pendant la nuit de la tempête, moi-même je suis incapable de l’expliquer. Un terrible orage a entraîné l’Orpheus vers la côte et l’a lancé contre les rochers, ouvrant dans la coque une voie d’eau qui a fait sombrer le cargo en quelques secondes. J’étais caché dans un canot de sauvetage qui, libéré de ses amarres, a surnagé au moment où le bateau s’empalait sur les rochers, puis a été poussé par les vagues jusqu’à la plage. C’est seulement ainsi que j’ai pu me retrouver sauf. Caïn et sa bande voyageaient dans la cale arrière, cachés sous des caisses par peur d’un possible contrôle militaire au milieu de la Manche. Il est probable que, quand l’eau glacée a envahi les profondeurs de la coque, ils n’ont même pas eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait…

— Pourtant, finit quand même par l’interrompre Max, on n’a pas retrouvé les corps.

Victor Kray confirma.

— Souvent, dans les tempêtes de cette nature, la mer entraîne les corps au loin.

— Mais elle les rend toujours, même beaucoup plus tard, répliqua Max. Je l’ai lu.

— Ne crois pas tout ce que tu lis, dit l’ancien. Quoique, dans ce cas, ce soit vrai.

— Qu’est-ce qui a bien pu se passer, alors ? questionna Alicia.

— Pendant des années, j’ai eu une théorie à laquelle je ne croyais pas moi-même. Aujourd’hui, tout semble la confirmer…

» J’étais le seul survivant du naufrage de l’Orpheus. Pourtant, en reprenant connaissance à l’hôpital, j’ai compris qu’il y avait dans tout cela quelque chose d’anormal. J’ai décidé de construire ce phare et d’emménager ici, mais vous connaissez déjà cette partie de l’histoire. Je savais que cette nuit ne signifiait pas la disparition du docteur Caïn, mais n’était qu’une parenthèse. C’est pour cette raison que je suis resté ici toutes ces années. Avec le temps, quand les parents de Roland sont morts, je me suis chargé de leur enfant, et lui, en échange, a été mon unique compagnie dans mon exil.

» Mais ce n’est pas tout. Avec le temps aussi, j’ai commis une autre erreur fatale. J’ai voulu me mettre en contact avec Eva Gray. Je suppose que je voulais savoir si tout ce que j’avais dû endurer avait un sens. Fleischmann m’a précédé, il a eu connaissance de l’endroit où j’habitais et est venu me voir. Je lui ai fait le récit des événements, et il s’est cru libéré des cauchemars qui l’avaient tourmenté pendant des années. Il a décidé de faire bâtir la maison de la plage et, peu après, le petit Jacob est né. Ce furent les meilleures années de la vie d’Eva. Jusqu’à la mort de l’enfant.

» Le jour où Jacob Fleischmann s’est noyé, j’ai su que le Prince de la Brume n’avait jamais complètement disparu. Il était demeuré dans l’ombre en attendant, sans hâte, que quelque force occulte le ramène dans le monde des vivants. Et rien n’a plus de force que la volonté de tenir un serment…

11.

Quand le gardien du phare eut terminé son récit, la montre de Max indiquait un peu moins de cinq heures de l’après-midi. Au-dehors, une faible bruine avait commencé de tomber sur la baie, et le vent qui venait de la mer cognait avec insistance contre les volets de la maison du phare.

— Un orage approche, dit Roland en observant l’horizon de plomb sur l’océan.

— Max, murmura Alicia, nous devrions rentrer. Papa va bientôt appeler.

Max acquiesça sans trop de conviction. Il avait besoin de considérer soigneusement tout ce que le vieil homme avait expliqué, et d’essayer d’ajuster les différentes pièces du puzzle. Prostré dans son fauteuil, absent, le grand-père, que ses efforts pour faire revivre son histoire paraissaient avoir plongé dans un silence apathique, regardait dans le vide.

— Max… insista Alicia.

Max se leva et adressa un salut muet au vieil homme, qui lui répondit par un geste vague. Roland fixa son grand-père durant quelques secondes, puis accompagna ses amis à l’extérieur.

— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Max.

— Je ne sais que penser, affirma Alicia en haussant les épaules.

— Tu ne crois pas à l’histoire du grand-père de Roland ? le questionna Max.

— Ce n’est pas une histoire facile à croire. Il doit y avoir une autre explication.

Max adressa un regard interrogateur à Roland.

— Toi non plus, tu ne crois pas ton grand-père ?

— Tu veux que je sois sincère ? répondit le garçon. Je ne sais pas. Allons. Je vous accompagne avant que l’orage nous tombe dessus.

Alicia monta sur la bicyclette de Roland et, sans ajouter un mot, ils se lancèrent tous deux sur le chemin du retour. Max se retourna un instant pour contempler la maison du phare et tenta d’imaginer s’il était possible que toutes les années passées sur la falaise aient pu conduire Victor Kray à inventer cette histoire sinistre à laquelle il semblait croire dur comme fer. Il laissa la fraîcheur de la bruine imprégner son visage et enfourcha sa bicyclette pour descendre la côte.

L’histoire de Caïn et de Victor Kray continua de l’obséder pendant qu’il empruntait la route bordant la baie. En pédalant sous la pluie, il s’appliqua à ordonner les faits de l’unique façon apparemment plausible. En supposant que tout ce qu’avait relaté le vieil homme soit vrai, ce qui n’était certes pas facile à accepter, la situation demeurait obscure. Un puissant mage plongé dans une longue léthargie revenait lentement à la vie. Si l’on s’en tenait à cette version, la mort du petit Jacob Fleischmann avait été le premier signe de son retour. Pourtant, aux yeux de Max, quelque chose, à bien y réfléchir, ne collait pas dans cette histoire que le gardien du phare avait longtemps tenue cachée.