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Les premiers éclairs zébrèrent le ciel de rouge vif et le vent commença de cracher violemment de grosses gouttes de pluie sur le visage de Max. Il accéléra, bien que ses jambes ne se soient pas encore bien remises du marathon matinal. Il lui restait deux ou trois kilomètres avant d’arriver à la maison de la plage.

Il comprit qu’il ne serait pas capable d’accepter simplement le récit du vieil homme. La présence fantasmagorique du jardin des statues et ce qui s’était passé durant ces premiers jours de leur présence dans le village montraient bien qu’un sinistre mécanisme s’était mis en marche, et que rien ne permettait de prévoir ce qui allait arriver maintenant. Avec ou sans l’aide de Roland et d’Alicia, Max était déterminé à continuer de chercher, jusqu’à ce qu’il parvienne à percer la vérité. Il commencerait par le seul élément qui semblait conduire directement au cœur de cette énigme : les films de Jacob Fleischmann. Plus il tournait et retournait cette histoire dans sa tête, plus il était convaincu que Victor Kray ne leur avait pas tout révélé. Et qu’il s’en fallait même de beaucoup.

Alicia et Roland attendaient sous le porche de la maison de la plage quand Max arriva, trempé jusqu’aux os. Il alla déposer sa bicyclette dans le garage et courut se mettre à l’abri de la bourrasque.

— C’est la deuxième fois en une semaine, dit-il en riant. Si ça continue comme ça, je vais vraiment rétrécir. Tu ne penses pas repartir maintenant, Roland ?

— Je crains que si, répondit celui-ci en observant l’épaisse nappe d’eau qui tombait furieusement. Je ne veux pas laisser mon grand-père seul.

— Prends au moins un ciré, dit Alicia. Tu vas attraper une pneumonie.

— Inutile. J’ai l’habitude. Et puis c’est un orage d’été. Il passera vite.

— La voix de l’expérience, plaisanta Max.

— Tu l’as dit, confirma Roland.

Les trois amis échangèrent un regard silencieux.

— Je crois qu’il vaut mieux ne plus parler de ça jusqu’à demain, suggéra Alicia. Une bonne nuit de sommeil aidera à y voir plus clair. En tout cas, c’est toujours ce qu’on dit.

— Et qui pourra dormir cette nuit après une histoire comme celle-là ? s’exclama Max.

— Ta sœur a raison, dit Roland.

— Flatteur, enchaîna Max.

— Pour changer de sujet, je pensais retourner plonger demain sur le bateau. Je retrouverai peut-être le sextant que quelqu’un a laissé tomber hier… expliqua Roland.

Max cherchait une réponse cinglante montrant qu’il ne trouvait pas que ce soit une bonne idée d’aller plonger de nouveau du côté de l’Orpheus, quand Alicia le devança.

— Nous y serons, murmura-t-elle.

Un sixième sens avertit Max que ce pluriel était de pure politesse.

— À demain, donc, répliqua Roland, ses yeux brillants de plaisir fixés sur Alicia.

— Je suis là, persifla Max.

— À demain, Max, lança Roland, qui enfourchait déjà sa bicyclette.

Le frère et la sœur le virent partir sous l’orage et se tinrent devant l’entrée jusqu’à ce que sa silhouette disparaisse sur le chemin de la plage.

— Tu devrais passer des vêtements secs, Max. Pendant que tu te changeras, je préparerai quelque chose à manger.

— Toi ? s’exclama Max. Tu ne sais pas faire la cuisine.

— Qui t’a dit que j’ai l’intention de jouer les cuisinières, mon petit monsieur ? Nous ne sommes pas à l’hôtel. Entre plutôt, ordonna Alicia, un sourire malicieux aux lèvres.

Max choisit de suivre les conseils de sa sœur et pénétra dans la maison. L’absence d’Irina et des parents accentuait cette sensation que lui avait produite dès le premier jour la maison de la plage : celle d’être un intrus dans un foyer étranger. Pendant qu’il montait l’escalier pour gagner sa chambre, il se fit, un court instant, la réflexion que cela faisait deux jours qu’il n’avait pas vu le répugnant félin d’Irina. La perte ne lui parut pas grande, et il oublia ce détail aussi vite que l’idée lui en était venue.

Fidèle à sa parole, Alicia ne perdit pas dans la cuisine une seconde de plus que le strict nécessaire. Elle prépara deux tranches de pain de seigle avec du beurre et de la marmelade, ainsi que deux verres de lait.

Quand Max découvrit le plateau du prétendu dîner, l’expression de son visage parla d’elle-même.

— Pas un mot ! le menaça Alicia. Je ne suis pas venue au monde pour faire la cuisine.

— Ça se voit, répliqua Max qui, de toute façon, n’avait guère d’appétit.

Ils mangèrent en silence dans l’attente de la sonnerie du téléphone et des nouvelles de l’hôpital, mais il n’y eut pas d’appel.

— Ils ont peut-être téléphoné avant, pendant que nous étions au phare, suggéra Max.

— Peut-être, murmura Alicia.

Il lut l’inquiétude sur le visage de sa sœur.

— S’il s’était passé quelque chose, fit-il valoir, ils n’auraient pas manqué de rappeler. Tout ira bien.

Alicia lui adressa un faible sourire, qui ne fit que confirmer à Max son don inné pour réconforter les autres avec des arguments auxquels lui-même ne croyait pas.

— Je suppose que oui, dit Alicia. Je crois que je vais aller me coucher. Et toi ?

Max vida son verre et fit un geste vers la cuisine.

— Moi aussi, mais, avant, je mangerai encore quelque chose. Je suis affamé, mentit-il.

Dès qu’il eut entendu Alicia fermer la porte de sa chambre, il posa le verre et se dirigea vers la remise pour y chercher d’autres films de la collection particulière de Jacob Fleischmann.

Max actionna l’interrupteur de l’appareil de projection, et le faisceau de lumière inonda le mur d’une image floue de ce qui semblait être un ensemble de symboles. Lentement, le plan devint plus net. Max comprit que ces supposés symboles étaient des chiffres disposés en cercle, et que ce qu’il voyait était le cadran d’une montre. Les aiguilles étaient immobiles et projetaient une ombre parfaitement définie sur le cadran, ce qui laissait supposer que le plan avait été tourné en plein soleil ou sous une source lumineuse intense. Le film continuait à montrer le cadran durant quelques secondes, puis, très lentement au début, avant de prendre progressivement de la vitesse, les aiguilles se mettaient à tourner en sens inverse de la normale. La caméra reculait et l’œil du spectateur pouvait constater que cette montre pendait au bout d’une chaîne. Un nouveau recul d’un mètre et demi révélait que la chaîne était tenue par une main blanche. La main d’une statue.

Max reconnut tout de suite le jardin que l’on voyait déjà sur le premier film de Jacob Fleischmann. Une fois de plus, la disposition des statues était différente de celle dont il se souvenait. La caméra se déplaçait de nouveau parmi les figures, sans coupures ni pauses, exactement comme dans le film précédent. Tous les deux mètres, l’objectif s’arrêtait sur un visage de pierre. Max examina une à une les faces congelées de cette sinistre bande de saltimbanques, dont on pouvait imaginer les membres en train d’agoniser dans le noir absolu de la cale de l’Orpheus, entraînés par l’eau glacée dans les ténèbres de la mort.

Finalement, la caméra s’approcha lentement de la figure qui trônait au milieu de l’étoile à six branches. Le clown. Le docteur Caïn. Le Prince de la Brume. Près de lui, à ses pieds, Max reconnut la forme immobile d’un chat qui tendait une patte aux griffes acérées dans le vide. Ne se rappelant pas l’avoir vu lors de sa visite du jardin des statues, il était prêt à parier sa chemise que l’inquiétante ressemblance du félin de pierre avec la mascotte d’Irina ne devait rien au hasard. À contempler ces images pendant que le bruit de la pluie frappait sur les vitres et que l’orage s’éloignait vers l’intérieur des terres, il lui devenait très facile d’accorder son crédit à l’histoire que le gardien du phare leur avait racontée dans l’après-midi. La présence sinistre de ces silhouettes menaçantes suffisait à effacer tout doute, si raisonnable fût-il.