La caméra avança jusqu’au visage du clown, s’arrêta à un demi-mètre à peine et demeura là pendant plusieurs secondes. Max jeta un coup d’œil à la bobine pour constater que le film arrivait à sa fin et qu’il ne restait guère plus de deux mètres à visionner. Un mouvement sur l’image attira son attention. Le visage de pierre bougeait de façon presque imperceptible. Max se leva et alla jusqu’au mur où était projeté le film. Les pupilles de ces yeux de pierre se dilatèrent et les lèvres s’arquèrent lentement en un sourire cruel, révélant une longue rangée de dents effilées pareilles à celles d’un loup. Il sentit comme un nœud se former dans sa gorge.
Juste après, l’image disparut et il entendit le bruit de la bobine qui tournait dans le vide. C’était la fin du film.
Max éteignit le projecteur et respira profondément.
Maintenant, il croyait tout ce que leur avait dit Victor Kray. Il ne s’en sentait pas soulagé pour autant, au contraire. Il monta dans sa chambre et ferma la porte derrière lui. À travers les volets, au loin, il entrevoyait le jardin des statues. Une fois de plus, les contours de l’enclos de pierre étaient immergés dans une brume dense et impénétrable.
Cette nuit-là, cependant, Max eut le sentiment que les ténèbres dansantes ne provenaient pas du bois mais émanaient du plus profond de lui-même.
Quelques minutes plus tard, tandis qu’il luttait pour trouver le sommeil et chasser de son esprit le visage du clown, il imagina que cette brume n’était autre que l’haleine glacée du docteur Caïn qui attendait en souriant que sonne l’heure de son retour.
12.
Le lendemain matin, Max se réveilla avec la sensation d’avoir la tête remplie de gélatine. Ce que l’on devinait depuis sa fenêtre promettait une journée resplendissante de soleil. Il se leva paresseusement et prit sa montre de gousset sur la table de nuit. La première chose qui lui vint à l’esprit fut qu’elle était détraquée. Il la porta à son oreille et constata que le mécanisme fonctionnait parfaitement. C’était lui qui était en tort. Il était midi.
Il sauta du lit et se précipita dans l’escalier. Sur la table de la salle à manger, il trouva un mot, de la fine écriture de sa sœur.
Bonjour, Belle au bois dormant.
Quand, tu liras ça, je serai déjà sur la plage avec Roland. Je t’ai emprunté la bicyclette, j’espère que tu ne seras pas fâché. Comme j’ai vu que, cette nuit, tu t’es offert une séance de cinéma, je n’ai pas voulu te réveiller. Papa a appelé à la première heure. Ils ne savent pas encore quand ils pourront rentrer à la maison. Irina est toujours dans le même état, mais les médecins disent qu’elle devrait bientôt sortir du coma. J’ai convaincu papa de ne pas s’inquiéter pour nous (et ça n’a pas été facile.)
Naturellement, il n’y a rien pour le breakfast.
Fais de beaux rêves.
Alicia
Max relut trois fois le billet avant de le reposer sur la table. Il remonta l’escalier en courant et se débarbouilla à la va-vite. Il enfila un costume de bain et une chemise bleue, et se dirigea vers la remise pour prendre la seconde bicyclette. Il n’était pas encore sur le chemin de la plage que déjà son estomac réclamait à grands cris que lui soit administrée sa dose matinale. En arrivant au village, il fit un détour pour se rendre à la boulangerie de la place de la mairie. Les odeurs que l’on percevait à cinquante mètres de l’établissement et les subséquents gargouillements d’approbation de son estomac lui confirmèrent qu’il avait pris la bonne décision. Trois madeleines et deux tablettes de chocolat plus tard, il put reprendre le chemin de la plage avec un sourire qui lui fendait le visage d’une oreille à l’autre.
La bicyclette d’Alicia était posée contre la barre de bois du chemin qui conduisait à la cabane de Roland. Max laissa la sienne à côté de celle de sa sœur tout en pensant que, même si le village n’avait pas l’air d’être un repaire de chapardeurs, il ne serait pas inutile d’acheter des cadenas. Il s’arrêta pour observer le phare en haut de la falaise, puis se dirigea vers la plage.
Un peu avant de quitter le sentier d’herbes hautes qui débouchait sur la petite baie, il s’immobilisa.
À une vingtaine de mètres de l’endroit où il se tenait, Alicia était étendue à mi-chemin de l’eau et du sable. Penché sur elle, Roland, la main posée sur la hanche de sa sœur, se rapprochait et l’embrassait sur les lèvres. Max recula et se cacha derrière les herbes, en espérant ne pas avoir été vu. Il demeura là immobile un moment en se demandant ce qu’il devait faire ensuite. Apparaître en souriant comme un stupide promeneur et leur dire bonjour ? Ou partir faire un tour ?
Il ne se sentait pas l’âme d’un espion, mais il ne put réprimer son envie de regarder de nouveau à travers les buissons dans la direction de sa sœur et de Roland. Il pouvait entendre leurs rires et voir les mains de Roland parcourir timidement le corps d’Alicia, avec un tremblement qui indiquait que c’était la première ou tout au plus la seconde fois qu’il se risquait dans pareille aventure. Il se demanda si, pour Alicia aussi, c’était la première fois et, à sa surprise, il constata qu’il était incapable de trouver une réponse. Ils avaient beau avoir toujours vécu sous le même toit, sa sœur Alicia était pour lui un mystère.
La voir là, couchée sur la plage, en train d’embrasser Roland, était déconcertant et tout à fait inattendu. Il avait subodoré, dès le début, qu’il y avait entre sa sœur et son ami une attirance évidente ; mais s’il lui avait été loisible de l’imaginer, le voir de ses propres yeux était très différent. Il se pencha encore une fois pour regarder et sentit tout de suite qu’il n’avait pas le droit de rester là, que ce moment n’appartenait qu’à Alicia et à Roland. Silencieusement, il revint sur ses pas jusqu’à la bicyclette et s’éloigna de la plage.
Ce faisant, il se demanda si, par hasard, il ne serait pas jaloux. Peut-être était-ce seulement que, après toutes ces années passées à croire que sa sœur n’était qu’une grande enfant, sans secrets d’aucune sorte, l’idée ne l’avait jamais effleuré qu’elle puisse embrasser le premier venu. Un instant, il se moqua de sa naïveté, et, peu à peu, commença à se réjouir de ce qu’il avait vu. On ne pouvait pas prévoir ce qui se passerait la semaine suivante ni ce qu’apporterait avec elle la fin de l’été, mais, ce jour-là, Max était sûr que sa sœur était heureuse. Et, après tout, c’était ça qui comptait, car c’était bien la première fois depuis des années.
Il pédala de nouveau jusqu’au centre du village et posa sa bicyclette contre le bâtiment de la bibliothèque municipale. Dans l’entrée, un vieux panneau vitré annonçait les horaires d’ouverture au public et d’autres informations ; y figuraient également l’affiche mensuelle de l’unique cinéma à des milles à la ronde ainsi qu’un plan. Max concentra son attention sur ce dernier et l’étudia en long et en large. La physionomie du village correspondait plus ou moins au modèle qu’il avait dessiné dans sa tête.
Le plan indiquait de façon détaillée le port, le centre urbain, la plage nord où les Carver avaient leur maison, la baie de l’Orpheus, le phare, les terrains de sport près de la gare et le cimetière municipal. Une étincelle jaillit dans son esprit. Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Il consulta sa montre et s’aperçut qu’il était deux heures passées. Il reprit sa bicyclette et s’engagea dans la grand-rue en remontant vers l’intérieur des terres, là où se trouvait le petit cimetière où il espérait trouver la tombe de Jacob Fleischmann.