Выбрать главу

Le cimetière était un classique enclos rectangulaire situé au bout d’un long chemin qui montait entre de hauts cyprès. Rien de particulièrement original. Les murs étaient modérément anciens et le lieu offrait l’aspect habituel des cimetières de village où, à l’exception de quelques jours par an et si l’on ne comptait pas les enterrements locaux, les visites étaient rares. Les grilles étaient ouvertes et un écriteau en métal rouillé annonçait que les heures d’ouverture étaient de neuf heures du matin à cinq heures de l’après-midi en été et de huit à quatre en hiver. S’il y avait un quelconque gardien, Max ne le vit pas.

En gravissant la côte, il s’était représenté un lieu sinistre et lugubre, mais le soleil rayonnant du début de l’été lui conférait l’aspect d’un cloître tranquille empreint d’une vague mélancolie.

Max laissa sa bicyclette contre le mur d’enceinte et entra. Le cimetière paraissait peuplé de modestes tombes qui appartenaient probablement aux familles des notables. Autour s’élevaient des murs de niches d’une construction plus récente.

Il avait envisagé l’éventualité que, peut-être, les Fleischmann avaient préféré enterrer le petit Jacob loin de là, mais son intuition lui soufflait que les restes de l’héritier du médecin reposaient dans le village qui l’avait vu naître. Il lui fallut presque une demi-heure pour découvrir la tombe de Jacob, à une extrémité du cimetière, à l’ombre de deux vieux cyprès. Il s’agissait d’un petit mausolée de pierre auquel le temps et les pluies avaient donné un air d’abandon et d’oubli. Il avait la forme d’une étroite chapelle en marbre noirci et couvert de mousse, avec une grille en fer forgé flanquée de deux statues d’anges qui levaient vers le ciel un regard empli d’affliction. Entre les barreaux rouillés, un bouquet de fleurs séchées attendait depuis des temps immémoriaux.

Il se dégageait de cet endroit une aura pathétique et, bien qu’il n’eût de toute évidence pas reçu de visites depuis très longtemps, les échos de la douleur et de la tragédie paraissaient encore récents. Max s’engagea sur le sentier dallé qui conduisait jusqu’à la chapelle mortuaire et s’arrêta sur le seuil. La grille était entrouverte et l’intérieur exhalait une intense odeur de renfermé. Autour, le silence était absolu. Il adressa un dernier regard aux anges de pierre qui gardaient le tombeau de Jacob Fleischmann et entra, conscient que s’il attendait une minute de plus, il ne pourrait s’empêcher de s’enfuir à toutes jambes.

L’intérieur était plongé dans l’ombre. Max entraperçut au sol une traînée de fleurs fanées qui s’achevait au pied d’une dalle, sur laquelle le nom de Jacob Fleischmann avait été gravé en relief. Mais il y avait encore autre chose : sous le nom, l’étoile à six branches dans son cercle marquait la pierre qui protégeait les restes de l’enfant.

Max éprouva un désagréable fourmillement dans le dos et se demanda pour la première fois pourquoi il était venu seul. Derrière lui, la lumière du soleil sembla pâlir. Il sortit sa montre et vérifia l’heure, avec l’idée absurde qu’il s’était peut-être attardé plus que de raison et que le gardien du cimetière avait fermé les portes, le retenant prisonnier. Les aiguilles de la montre indiquaient trois heures de l’après-midi à peine passées. Max prit une profonde inspiration et se rassura.

Il promena une dernière fois son regard autour de lui et, après avoir constaté que rien en ce lieu ne pouvait lui apporter de nouvelles lumières sur l’histoire du docteur Caïn, il s’apprêta à s’en aller. Il s’aperçut alors qu’il n’était pas seul à l’intérieur du mausolée. Une silhouette obscure se mouvait au plafond, silencieuse comme un insecte. Max sentit sa montre s’échapper de ses mains couvertes d’une sueur froide et leva les yeux. La forme s’arrêta et, scrutant Max, exhiba un sourire de loup et tendit vers lui un mince doigt accusateur. Lentement, les traits de ce visage se modifièrent, et la physionomie désormais familière du clown qui masquait le docteur Caïn affleura à la surface. Max lut une rage et une haine brûlantes dans son regard. Il voulut se précipiter vers la porte et s’enfuir, mais ses membres ne lui obéirent pas. Après quelques instants, l’apparition s’évanouit dans l’ombre, et Max demeura paralysé durant cinq longues secondes.

Une fois son souffle récupéré, il courut vers la sortie sans s’arrêter pour regarder derrière lui, jusqu’à ce qu’il retrouve sa bicyclette et mette une centaine de mètres entre lui et la grille du cimetière. Pédaler de toutes ses forces l’aida à reprendre lentement le contrôle de ses nerfs. Il comprit qu’il avait été l’objet d’un truc quelconque, d’une macabre manipulation de ses propres peurs. Même ainsi, l’idée de rebrousser chemin pour ramasser sa montre était, pour le moment, impensable. Le calme retrouvé, il reprit le chemin de la baie. Cette fois, il ne cherchait pas sa sœur et Roland, il voulait voir le vieux gardien du phare auquel il avait quelques questions à poser.

Le vieil homme écouta ce qui s’était passé au cimetière avec la plus grande attention. Le récit terminé, il hocha gravement la tête et fit signe à Max de s’asseoir près de lui.

— Est-ce que je peux vous parler en toute franchise ? s’enquit Max.

— C’est bien ce que j’attends de toi, jeune homme. Vas-y.

— J’ai l’impression qu’hier vous ne nous avez pas dit tout ce que vous savez. Et ne me demandez pas pourquoi je crois ça. C’est un pressentiment.

Le visage du gardien du phare resta imperturbable.

— Que crois-tu qu’il y a d’autre ? questionna Victor Kray.

— Je crois que ce docteur Caïn, ou quel que soit son nom, va faire quelque chose. Très prochainement. Et je crois que tous les événements de ces jours-ci sont les signes de ce qui se prépare.

— Ce qui se prépare, répéta le gardien de phare. Voilà une façon intéressante de dire les choses, Max.

— Écoutez, monsieur Kray, je sors à peine d’une peur mortelle. Ça fait déjà plusieurs jours que des choses très étranges se produisent, et je suis sûr que ma famille, vous, Roland et moi-même, nous sommes en danger. Je vous préviens que je ne suis pas disposé à accepter davantage de mystères.

Le vieil homme sourit.

— Ça me plaît. Direct et droit au but, dit-il en faisant suivre ces mots d’un rire qui manquait de conviction. Tu vas voir, Max, que je ne vous ai pas expliqué l’histoire du docteur Caïn pour vous distraire ou pour évoquer de vieux souvenirs. Je l’ai fait pour que vous sachiez ce qui se passe et que vous soyez prudents. Ça fait plusieurs jours que tu es inquiet ; moi, ça fait vingt-cinq ans que je suis dans ce phare avec un seul objectif : surveiller la bête. C’est le seul but de ma vie. Moi aussi, je serai franc avec toi, Max. Je ne vais pas jeter vingt-cinq années par-dessus bord parce qu’un gamin qui vient tout juste de débarquer décide de jouer les détectives. J’aurais probablement mieux fait de ne rien raconter. Le mieux serait peut-être que tu oublies tout ce que je t’ai dit et que tu te tiennes à l’écart de ces statues et de mon petit-fils.

Max voulut protester, mais le gardien du phare leva la main pour lui faire signe de se taire.

— Ce que je vous ai raconté est plus que ce que vous aviez besoin de savoir. Ne force pas le sort, Max. Oublie Jacob Fleischmann et brûle aujourd’hui même ces films. C’est le meilleur conseil que je puisse te donner. Et maintenant, mon garçon, va-t’en.

Victor Kray suivit des yeux Max qui descendait la côte sur sa bicyclette. Les paroles qu’il avait adressées au garçon étaient dures et injustes, pourtant, dans le fond de son cœur, il était convaincu que c’était ce qu’il pouvait faire de plus prudent. Le garçon était intelligent et il n’avait pas pu le leurrer. Max savait qu’il leur cachait quelque chose, mais il ne parviendrait pas à deviner l’ampleur de ce secret. Les événements s’étaient précipités. Après vingt-cinq ans, la crainte et l’angoisse causées par la réapparition du docteur Caïn se manifestaient au déclin de sa vie, alors que lui-même ne s’était jamais senti aussi faible et aussi seul.