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— Depuis quand possèdes-tu un bateau ? demanda Alicia en désignant l’esquif rachitique dans lequel Roland avait déjà embarqué les équipements de plongée ainsi que des paniers au contenu mystérieux.

— Depuis trois heures. Un pêcheur du village allait le dépecer pour en faire du bois de chauffage, mais je l’ai convaincu, et il me l’a donné en échange d’un service.

— Un service ? s’étonna Max. Je crois que le service, c’est plutôt toi qui le lui as rendu.

— Tu peux rester à terre si tu préfères, se moqua Roland. Allez, tout le monde à bord.

L’expression « à bord » semblait légèrement inappropriée s’agissant du paquebot en question, mais après avoir parcouru quinze mètres Max dut admettre que ses prévisions de naufrage instantané étaient fausses. De fait, le canot, répondant fermement à chaque coup d’aviron énergique de Roland, naviguait parfaitement.

— J’ai apporté une petite innovation qui vous surprendra, dit ce dernier.

Max regarda un des paniers fermés et souleva le dessus de quelques centimètres.

— Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-il.

— Un hublot sous-marin. En réalité, une caisse dont le dessous est vitré. En la posant sur la surface de l’eau, tu peux voir le fond sans avoir besoin de plonger. Tout à fait comme par une fenêtre.

Max fit un geste en direction de sa sœur.

— Comme ça, elle pourra au moins voir quelque chose, persifla-t-il.

— Et qui t’a dit que j’ai l’intention de rester là ? protesta Alicia. Aujourd’hui, c’est moi qui descends.

— Toi ? Mais tu ne sais pas plonger ! s’exclama Max, bien décidé à faire enrager sa sœur.

— Parce que tu appelles plonger ce que tu as fait l’autre jour ? se moqua Alicia, refusant d’enterrer la hache de guerre.

Roland continua de ramer en se gardant bien d’intervenir dans leur discussion et arrêta le canot à environ quarante mètres de la rive. Sous eux, la masse sombre de l’Orpheus s’étendait sur le fond, telle celle d’un grand requin couché sur le sable à l’affût d’une proie.

Roland ouvrit un panier et en tira une ancre rouillée attachée à un câble épais et visiblement abîmé. À la vue de ce matériel, Max supposa que ces vieilleries marines faisaient partie du lot que Roland avait négocié afin de sauver le misérable canot d’une fin nettement plus appropriée à son état.

— Attention aux éclaboussures ! cria Roland en balançant l’ancre par-dessus bord.

Le poids mort descendit à la verticale et souleva un maelström miniature en déroulant presque quinze mètres de câble.

Il laissa le courant entraîner le canot sur quelques mètres et attacha le câble de l’ancre à un petit anneau qui pendait de la proue. Le canot se balança doucement dans la brise et le câble se tendit en faisant grincer la charpente de l’embarcation. Max jeta un coup d’œil soupçonneux aux jointures des couples.

— Il ne coulera pas, Max. Fais-moi confiance, affirma Roland en sortant son hublot sous-marin du panier et en l’appliquant sur la surface de l’eau.

— Ça, c’est ce qu’a dit le capitaine du Titanic avant d’appareiller, rétorqua Max.

Alicia se pencha pour regarder à travers le fond de verre et vit pour la première fois la coque de l’Orpheus reposant sur le sable.

— C’est incroyable ! s’exclama-t-elle devant le spectacle sous-marin.

Roland, tout heureux, sourit et lui tendit des lunettes de plongée et des palmes.

— Attends plutôt de le voir de près ! dit-il en l’équipant.

La première à sauter à l’eau fut Alicia. Roland, assis sur le plat-bord du canot, adressa à Max un regard rassurant.

— Ne t’inquiète pas. Je la surveillerai. Il ne se passera rien.

Il sauta à son tour et rejoignit Alicia qui l’attendait à trois mètres du canot. Tous deux saluèrent Max et, quelques secondes plus tard, ils avaient disparu de la surface.

Sous l’eau, Roland prit la main d’Alicia et la guida lentement au-dessus des vestiges de l’Orpheus. La température de la mer avait légèrement baissé depuis leur dernière baignade au même endroit, et le froid devenait plus sensible à mesure qu’ils descendaient. Roland était habitué à ce phénomène qui pouvait intervenir dans les premiers jours de l’été, particulièrement quand les courants froids venus du large passaient avec force au-dessous d’une couche d’eau de six ou sept mètres. Au vu de la situation, il décida que, ce jour-là, il ne permettrait ni à Alicia ni à Max de plonger avec lui jusqu’à la coque de l’Orpheus ; les occasions de le faire ne manqueraient pas au cours de l’été.

Alicia et Roland nagèrent le long de l’épave. Ils s’arrêtaient régulièrement pour reprendre de l’air et contempler tranquillement le navire qui gisait dans la lumière spectrale du fond. Roland devinait l’excitation d’Alicia devant le spectacle et ne la quittait pas des yeux. Il savait que, s’il voulait plonger avec plaisir et en toute tranquillité, il ne pouvait le faire que seul.

Quand il emmenait quelqu’un avec lui, surtout des novices en la matière comme l’étaient ses nouveaux amis, il ne pouvait éviter de jouer le rôle de nounou sous-marine. Cela dit, il était particulièrement heureux de partager avec Alicia et son frère ce monde magique qui, pendant des années, n’avait appartenu qu’à lui seul. Il se sentait comme le guide d’un musée ensorcelé, accompagnant des visiteurs pour une promenade hallucinante dans une cathédrale engloutie.

Le paysage sous-marin, cependant, offrait d’autres attraits. Il aimait contempler le corps d’Alicia évoluant sous l’eau. À chaque brasse, il voyait les muscles de son torse et de ses jambes se tendre, et sa peau acquérir une pâleur bleutée. En fait, il se sentait plus à l’aise pour l’observer de la sorte, quand elle ne remarquait pas la nervosité de ses regards. Ils remontèrent encore pour reprendre haleine et constatèrent que le canot et la silhouette immobile de Max à son bord étaient à plus de vingt mètres. Alicia adressa à Roland un sourire euphorique. Il lui rendit son sourire, mais, intérieurement, il pensa que ce serait plus sage de revenir au canot.

— Est-ce qu’on peut descendre jusqu’au bateau et entrer dedans ? demanda Alicia, la respiration entrecoupée.

Roland s’aperçut que les bras et les jambes de la jeune fille avaient la chair de poule.

— Pas aujourd’hui. Retournons au canot.

Alicia cessa de sourire en devinant une ombre d’inquiétude chez son ami.

— Quelque chose ne va pas, Roland ?

Il sourit calmement et fit non de la tête. Il ne voulait pas, en ce moment, lui parler des courants sous-marins de cinq degrés centigrades. Alors qu’Alicia nageait ses premières brasses vers le canot, il sentit soudain son cœur bondir dans sa poitrine. Une ombre obscure se déplaçait dans le fond de la baie, sous ses pieds. Alicia se retourna pour le regarder. Il lui fit signe de continuer sans s’arrêter et plongea la tête sous l’eau pour inspecter le fond.

Une silhouette noire, pareille à celle d’un grand poisson, nageait en ondoyant autour de la coque de l’Orpheus. Pendant une seconde, Roland pensa qu’il s’agissait d’un requin, mais un deuxième coup d’œil lui permit de comprendre son erreur. Il continua de nager derrière Alicia sans perdre de vue cette étrange forme qui paraissait les suivre. Elle serpentait dans l’ombre de la coque de l’Orpheus, sans s’exposer directement à la lumière. Tout ce qu’il pouvait distinguer, c’était un corps allongé qui ressemblait à un gros serpent, et une bizarre clarté vacillante qui l’enveloppait de reflets blafards. Il jeta un regard au canot et constata qu’il en était encore à plus de dix mètres. L’ombre sous ses pieds parut changer de direction. Roland scruta le fond et comprit que cette forme sortait à la lumière et, lentement, montait vers eux.