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Quand ils eurent réussi à monter Roland dans le canot, ils l’allongèrent à plat ventre et exercèrent des pressions répétées sur son dos pour obliger ses poumons à expulser l’eau qu’ils avaient absorbée. Alicia, couverte de sueur et les bras ensanglantés, s’empara de ceux de Roland et tenta de le forcer à respirer. Finalement, elle gonfla ses propres poumons à bloc, pinça les narines du garçon et insuffla énergiquement dans sa bouche tout l’air qu’elle avait en elle. Il lui fallut répéter cinq fois l’opération avant que le corps, agité d’une violente secousse, ne réagisse : il commença de recracher de l’eau de mer et fut pris de convulsions, pendant que Max essayait de l’immobiliser.

Roland finit par ouvrir les yeux et son teint jaune reprit lentement sa couleur naturelle. Max l’aida à se relever et à récupérer peu à peu sa respiration normale.

— Ça va, balbutia-t-il en levant une main pour tenter de rassurer ses amis.

Alicia laissa retomber ses bras et éclata en sanglots. Elle pleurait comme jamais Max ne l’avait vue le faire. Il attendit quelques minutes que Roland puisse se tenir de lui-même, prit les rames et mit le cap sur le rivage. Son ami le regardait en silence. Max lui avait sauvé la vie. Et il sut que ce regard désespéré et débordant de reconnaissance l’accompagnerait toujours.

Le frère et la sœur allongèrent Roland sur la couchette de la cabane de la plage, sous des couvertures. Ni l’un ni l’autre n’avait envie de parler de ce qui s’était passé, du moins pour l’instant. C’était la première fois que la menace du Prince de la Brume se faisait si douloureusement palpable, et il leur était difficile de trouver des mots exprimant l’inquiétude qu’ils ressentaient. Le bon sens leur dictait que mieux valait s’occuper des nécessités immédiates, et c’est ce qu’ils firent. Roland gardait dans sa cabane une boîte à pharmacie élémentaire, dont Max se servit pour désinfecter les plaies d’Alicia. Roland s’endormit au bout de quelques minutes. Alicia l’observait, les traits décomposés.

— Il va se remettre. Il est épuisé, c’est tout, dit Max.

Alicia regarda son frère.

— Et toi, alors ? Tu lui as sauvé la vie, dit-elle d’une voix qui trahissait ses nerfs à fleur de peau. Personne n’aurait été capable de faire ce que tu as fait, Max.

— Il aurait fait la même chose pour moi, dit Max, qui préférait éviter le sujet.

— Comment te sens-tu ? insista sa sœur.

— Tu veux la vérité ?

Alicia fit signe que oui.

— Je crois que je vais vomir, dit Max avec un sourire forcé. De toute ma vie, je n’ai jamais rien rencontré de plus abominable.

Alicia serra Max très fort contre elle. Il resta immobile, les bras ballants, sans savoir s’il s’agissait d’une effusion de tendresse fraternelle ou d’une expression de la terreur qu’elle avait éprouvée quelques minutes plus tôt, quand ils tentaient de réanimer Roland.

— Je t’aime, Max, lui murmura Alicia. Tu m’entends ?

Il garda le silence, perplexe. Alicia le libéra de son étreinte fraternelle et regarda vers la porte de la cabane en lui tournant le dos. Il comprit que sa sœur pleurait.

— Ne l’oublie jamais, petit frère, murmura-t-elle. Et maintenant, dors un peu. Je ferai de même.

— Si je m’endors maintenant, je n’arriverai plus à me relever, soupira Max.

Cinq minutes plus tard, les trois amis étaient profondément endormis dans la cabane de la plage, et rien au monde n’aurait pu les réveiller.

14.

Au crépuscule, Victor Kray s’arrêta à cent mètres de la maison de la plage dont les Carver avaient fait leur nouveau foyer. C’était dans cette même maison que la seule femme qu’il avait vraiment aimée, Eva Gray, avait donné naissance à Jacob Fleischmann. Revoir la façade blanche de la villa raviva en lui des blessures qu’il croyait cicatrisées pour toujours. Les lumières étaient éteintes et le lieu semblait vide. Victor Kray supposa que le frère et la sœur étaient encore au village avec Roland.

Le gardien du phare marcha jusqu’à la maison et franchit la clôture blanche qui l’entourait. La même porte, les mêmes fenêtres que celles dont il se souvenait parfaitement luisaient sous les derniers rayons du soleil. Le vieil homme traversa le jardinet jusqu’à l’arrière-cour et sortit dans le champ qui s’étendait au-delà. Au loin se dressait le bois et, à sa lisière, le jardin des statues. Cela faisait longtemps qu’il n’y était pas venu et il fit de nouveau halte pour l’observer, angoissé à l’idée de ce qui se cachait derrière ces murs. Une brume dense se répandait en direction de la villa en passant à travers les barreaux noirs de la grille.

Victor Kray était effrayé et il se sentait vieux. La peur qui lui rongeait le cœur était la même que celle qu’il avait éprouvée des dizaines d’années auparavant dans les ruelles de ce faubourg industriel où il avait entendu pour la première fois la voix du Prince de la Brume. Aujourd’hui, au déclin de sa vie, cette boucle semblait se refermer et, à chaque nouvelle partie, le vieil homme sentait qu’il lui restait de moins en moins de cartes pour la mise finale.

Le gardien du phare avança d’un pas néanmoins ferme jusqu’à l’entrée du jardin des statues. Très vite, la brume qui émanait de l’intérieur lui monta jusqu’à la taille. Victor Kray glissa une main tremblante dans la poche de son manteau et en sortit son vieux revolver, qu’il avait dûment chargé avant de partir, et une lampe puissante. L’arme au poing, il s’enfonça dans l’enclos, alluma la lampe et éclaira l’intérieur du jardin. Le faisceau de lumière révéla un paysage insolite. Se croyant victime d’une hallucination, Victor Kray baissa son arme et se frotta les yeux. Quelque chose de grave s’était passé ou, en tout cas, rien ne correspondait à ce qu’il s’attendait à trouver. Il promena de nouveau le faisceau de la lampe dans la brume. Ce n’était pas une illusion : le jardin des statues était vide.

Le vieil homme s’approcha pour examiner, décontenancé, les socles désertés et nus. Pendant qu’il tentait de rétablir de l’ordre dans ses pensées, il perçut le grondement lointain d’une nouvelle tempête qui arrivait et leva les yeux vers l’horizon. Une couche menaçante de nuages obscurs et troubles se répandait comme une tache d’encre sur un bassin. Un éclair fendit le ciel en deux et l’écho d’un coup de tonnerre parvint à la côte, tel le roulement de tambour annonciateur d’une bataille. Victor Kray écouta les gémissements de la tempête qui se levait au large. Finalement, se souvenant d’avoir contemplé cette même vision à bord de l’Orpheus vingt-cinq ans auparavant, il comprit ce qui allait suivre.

Max se réveilla couvert d’une sueur froide et mit plusieurs secondes à comprendre où il était. Son cœur battait comme le moteur d’une vieille motocyclette. À quelques mètres de lui, il reconnut un visage familier : Alicia endormie contre Roland, et il se rappela qu’il était dans la cabane de la plage. Il aurait juré que son sommeil n’avait duré que quelques minutes, alors qu’en réalité il avait dormi près d’une heure. Il se leva en silence et sortit en quête d’air frais, tandis que se dissipaient dans sa tête les images d’un angoissant cauchemar d’asphyxie où Roland et lui restaient coincés dans la coque de l’Orpheus.

La plage était déserte et la marée haute avait entraîné le canot de Roland où le courant ne serait pas long à l’emporter au large : le frêle esquif se perdrait irrémédiablement dans l’immensité océane. Max alla jusqu’au bord et se passa de l’eau de mer fraîche sur la figure et les épaules. Puis il gagna le renfoncement formé par une petite crique et s’assit au milieu des rochers, les pieds dans l’eau, avec l’espoir de recouvrer le calme que le sommeil n’avait pu lui procurer.