Intuitivement, il devinait que derrière les événements des derniers jours se cachait une certaine logique. La sensation d’un danger imminent était palpable dans l’air et, en y réfléchissant bien, on pouvait tracer une ligne ascendante dans les apparitions du docteur Caïn. D’heure en heure, sa présence acquérait une force plus grande. Aux yeux de Max, tout cela faisait partie d’un mécanisme compliqué qui était en train d’assembler ses pièces une à une, toutes convergeant vers le même point central : l’obscur passé de Jacob Fleischmann. Cela commençait avec les visites énigmatiques au jardin des statues, dont témoignaient les films trouvés dans la remise, et aboutissait à cette créature indescriptible qui avait été, l’après-midi même, à deux doigts de leur ravir la vie.
Au vu de ce qui s’était passé ce jour-là, Max comprenait qu’il ne pouvait se permettre le luxe d’attendre une nouvelle rencontre avec le docteur Caïn pour agir : il fallait anticiper ses mouvements et tenter de savoir ce que serait son prochain pas. Pour Max, il n’y avait qu’une seule façon de le découvrir : suivre la piste que Jacob Fleischmann avait laissée des années auparavant dans ses films.
Sans se donner la peine de réveiller Alicia et Roland, il monta sur sa bicyclette et se dirigea vers la maison de la plage. Au loin, sur la ligne de l’horizon, un point obscur émergea du néant comme un nuage de gaz mortel. L’orage était en train de se former.
De retour dans la maison des Carver, Max engagea la bobine de pellicule sur l’axe du projecteur. La température avait ostensiblement baissé pendant le trajet à bicyclette et continuait de descendre. On entendait les premiers échos de l’orage entre les rafales irrégulières de vent qui frappaient les volets de la maison. Avant de projeter le film, Max monta l’escalier en hâte pour prendre des vêtements secs. La charpente vieillie de la maison craquait sous ses pieds et semblait accuser les coups de boutoir de la bourrasque. Pendant qu’il se changeait, il vit par la fenêtre de sa chambre que l’orage approchant couvrait le ciel d’une chape de noirceur, précédant de plusieurs heures la tombée de la nuit. Il s’assura que la fenêtre était bien fermée et redescendit dans le salon pour allumer le projecteur.
Une fois de plus, les images prirent vie sur le mur, et Max se concentra sur la projection. Dans ce film, la caméra parcourait un décor familier : les couloirs de la maison de la plage. Max reconnut l’intérieur de la pièce où il se trouvait en cet instant même. La décoration et les meubles étaient différents, et la maison offrait un aspect de luxe et d’opulence à l’objectif qui traçait lentement des cercles et montrait les murs et les fenêtres, comme si une trappe s’était ouverte dans le piège du temps pour permettre de visiter la maison dix ans plus tôt.
Après plusieurs minutes passées au rez-de-chaussée, le film transportait le spectateur à l’étage.
Arrivée sur le seuil du couloir, la caméra progressait jusqu’à la dernière porte, qui conduisait à la chambre occupée par Irina jusqu’à son accident. La caméra pénétrait dans la pièce plongée dans la pénombre. Elle était vide. La caméra s’arrêtait devant l’armoire dressée contre le mur.
Plusieurs secondes de pellicule défilèrent sans que rien ne se passe ni que la caméra enregistre le moindre mouvement dans la chambre inoccupée. Soudain, la porte de l’armoire s’ouvrait violemment et allait cogner le mur en battant sur ses gonds. Max fit un effort pour distinguer ce que l’on entrevoyait à l’intérieur. Il finit par voir émerger de l’ombre une main revêtue d’un gant blanc et portant un objet brillant suspendu à une chaîne. Il n’eut pas de peine à deviner la suite : le docteur Caïn sortait de l’armoire et souriait à la caméra.
Max reconnut l’objet rond que le Prince de la Brume tenait dans ses mains : c’était la montre que son père lui avait offerte et qu’il avait perdue à l’intérieur du tombeau de Jacob Fleischmann. Elle était désormais au pouvoir du mage, qui avait trouvé le moyen de se l’accaparer et de réduire son bien le plus précieux à la dimension fantasmatique des images en noir et blanc qui sortaient du vieux projecteur.
La caméra s’approcha de la montre. Max put voir nettement que les aiguilles remontaient le temps à une vitesse invraisemblable, jusqu’à ce qu’il devienne impossible de les distinguer. Bientôt, de la fumée et des étincelles jaillirent du cadran et, finalement, la montre prit feu. Fasciné, Max était incapable de détourner les yeux de la montre en flammes. Un instant plus tard, la caméra se déplaçait brusquement jusqu’au mur de la chambre et montrait une ancienne table de toilette au-dessus de laquelle on distinguait un miroir. La caméra s’en approchait et s’arrêtait pour révéler en toute clarté le reflet de celui qui la tenait.
Max eut un haut-le-corps : il se trouvait enfin face à celui qui avait tourné ces films des années plus tôt, dans cette même maison. Il pouvait reconnaître ce visage enfantin et souriant qui se filmait lui-même. Il avait des années de moins, mais les traits et le regard étaient les mêmes que ceux qu’il avait appris à connaître au cours des derniers jours : Roland.
La pellicule se bloqua dans le projecteur et l’image coincée devant la lentille fondit lentement sur le mur. Max éteignit le projecteur et serra les poings pour maîtriser le tremblement qui s’était emparé de ses mains. Jacob Fleischmann et Roland étaient une seule et même personne.
La lueur d’un éclair perça l’obscurité du salon durant une fraction de seconde et Max vit, derrière la fenêtre, quelqu’un qui frappait à la vitre en faisant des signes pour demander à entrer. Il alluma dans le salon et reconnut le visage cadavérique et terrorisé de Victor Kray qui, à en juger par son aspect, semblait avoir été victime d’une apparition. Max alla à la porte et fit entrer le vieil homme. Ils avaient beaucoup de choses à se dire.
15.
Max tendit une tasse de thé brûlant au gardien du phare et attendit qu’il se réchauffe. Victor Kray grelottait. Max ne savait s’il devait attribuer cet état au vent froid qui précédait la tempête ou à la peur que le vieil homme paraissait désormais incapable de cacher.
— Que faisiez-vous dehors, à cette heure et dans ces parages, monsieur Kray ? demanda-t-il.
— Je suis allé dans le jardin des statues, répondit le vieil homme, recouvrant peu à peu son calme.
Victor Kray avala une gorgée de sa tasse de thé fumante et reposa celle-ci sur la table.
— Où est Roland, Max ? questionna-t-il nerveusement.
— Pourquoi voulez-vous le savoir ? répliqua Max sur un ton qui ne dissimulait pas les soupçons que lui inspirait le vieil homme à la lumière de ses dernières découvertes.
Le gardien du phare devina sa méfiance et se mit à agiter les mains comme s’il n’arrivait pas à trouver les mots pour exprimer ce qu’il voulait dire.
— Max, quelque chose de terrible va arriver cette nuit si nous ne faisons rien pour l’empêcher, dit-il finalement, conscient que son affirmation était peu convaincante. J’ai besoin de savoir où est Roland. Sa vie est en danger.
Max garda le silence et scruta le visage implorant du vieil homme. Il ne croyait pas un mot de ce que celui-ci venait de dire.
— Quelle vie, monsieur Kray ? Celle de Roland ou celle de Jacob Fleischmann ? lança-t-il pour juger de la réaction du gardien du phare.
Celui-ci ferma à demi les yeux et soupira, abattu :
— Je ne te comprends pas, Max.
— Moi, je crois que si. Je sais que vous m’avez menti, monsieur Kray, dit Max en fixant sur le visage du vieil homme un regard accusateur. Et je sais qui est en réalité Roland. Vous nous avez trompés dès le début. Pourquoi ?