Victor Kray se leva et alla à une fenêtre jeter un coup d’œil au-dehors, comme s’il attendait l’arrivée d’un visiteur. Un nouveau coup de tonnerre ébranla la maison de la plage. La tempête approchait rapidement de la côte et Max entendait le bruit des vagues qui rugissaient sur l’océan.
— Dis-moi où est Roland, Max, insista encore le vieil homme sans cesser de surveiller l’extérieur. Il n’y a pas de temps à perdre.
— Je ne sais pas si je peux vous faire confiance. Si vous voulez que je vous aide, il faudra d’abord me dire la vérité, exigea Max, qui refusait que le gardien du phare le laisse une fois de plus dans l’imprécision.
Celui-ci se retourna et le dévisagea avec sévérité. Max soutint son regard sans ciller, montrant qu’il n’était absolument pas intimidé. Victor Kray parut comprendre la situation et, vaincu, se laissa choir dans un fauteuil.
— Très bien, Max. Je te dirai la vérité, puisque c’est ce que tu veux.
Max s’assit face à lui et acquiesça, prêt à l’écouter de nouveau.
— Presque tout ce que je vous ai raconté l’autre jour au phare est vrai, commença le vieil homme. Mon ancien ami Fleischmann avait promis au docteur Caïn de lui livrer son premier enfant en échange de l’amour d’Eva Gray. Un an après le mariage, alors que j’avais perdu tout contact avec le couple, Fleischmann a commencé à recevoir les visites du docteur Caïn, qui lui rappelait la nature de leur pacte. Il a tenté par tous les moyens d’éviter cet enfant, au point d’en arriver à détruire son ménage. Après le naufrage de l’Orpheus, je me suis senti dans l’obligation de leur écrire pour leur dire qu’ils étaient libérés de la condamnation qui les avait rendus malheureux pendant des années. Je croyais que la menace du docteur Caïn était restée ensevelie à jamais au fond de la mer. Ou, en tout cas, j’ai été assez fou pour m’en convaincre moi-même. Fleischmann, qui se sentait coupable et en dette envers moi, prétendait que nous devions tous les trois, Eva, lui et moi, être de nouveau unis, comme dans nos années d’université. C’était absurde, bien sûr. Trop de choses étaient advenues entre-temps. Pourtant, il a eu ce caprice de faire construire la maison de la plage, dont le toit devait abriter, peu de temps après, la naissance de son fils Jacob. Le petit a été reçu comme une bénédiction du ciel et leur a rendu à tous deux la joie de vivre. Ou du moins était-ce ce qu’il semblait, car dès sa naissance j’ai su que quelque chose se préparait. La nuit même, j’ai revu en rêve le docteur Caïn. Tandis que l’enfant grandissait, Fleischmann et Eva, aveuglés par leur joie, étaient incapables de reconnaître la menace qui planait sur eux. Ils faisaient tout pour assurer le bonheur de leur fils et satisfaire ses caprices. Il n’y a jamais eu sur cette terre d’enfant aussi gâté et adulé que Jacob Fleischmann. Pourtant, peu à peu, les indices de la présence de Caïn se sont faits plus palpables. Un jour, alors qu’il avait cinq ans, Jacob s’est perdu en jouant dans l’arrière-cour. Fleischmann et Eva l’ont cherché désespérément des heures durant, mais il n’y avait aucun signe de lui. À la tombée de la nuit, Fleischmann a pris une lanterne et est entré dans le bois, craignant que le petit ne se soit égaré dans son épaisseur et n’ait eu un accident. Fleischmann se souvenait que six ans plus tôt, quand la maison avait été construite, existait à la lisière du bois un petit enclos fermé et vide, dont on disait qu’il avait été au début du siècle un chenil, abandonné depuis. C’était le lieu où l’on enfermait les animaux destinés à être abattus. Cette nuit-là, une intuition a conduit Fleischmann à penser que peut-être l’enfant y était entré et restait là, pris au piège. Son pressentiment était justifié. Mais ce n’est pas seulement son fils qu’il a trouvé dans l’enclos.
» Cet enclos, demeuré désert durant des années, était maintenant peuplé de statues. Jacob était là, en train de jouer au milieu des figures, quand son père l’a retrouvé et ramené à la maison. Quelques jours plus tard, Fleischmann est venu me voir au phare et m’a raconté ce qui s’était passé. Il m’a fait jurer que si quelque chose lui arrivait, je m’occuperais de l’enfant. Ce n’était que le début. Fleischmann cachait à sa femme les incidents inexplicables qui se succédaient autour du garçon, mais, au fond de lui-même, il comprenait qu’il n’y avait pas d’échappatoire et que, tôt ou tard, Caïn reviendrait chercher ce qui lui appartenait.
— Que s’est-il passé la nuit où Jacob s’est noyé ? l’interrompit Max, devinant la réponse mais avec néanmoins l’espoir que les paroles du vieil homme lui prouveraient que ses craintes étaient infondées.
Victor Kray baissa la tête et prit quelques secondes avant de répondre.
— Un 23 juin, c’est-à-dire la même date qu’aujourd’hui et que celle où l’Orpheus a coulé, une terrible tempête s’est abattue sur la mer. Les pêcheurs ont couru consolider l’ancrage de leurs bateaux et les gens du village ont fermé hermétiquement portes et fenêtres, tout comme ils l’avaient fait jadis, lors de la nuit du naufrage. Sous la tempête, le village s’est transformé en une agglomération fantôme. J’étais dans le phare et une terrible intuition m’a assailli : l’enfant était en danger. J’ai traversé les rues désertes et suis venu ici le plus vite possible. Jacob était sorti de la maison et marchait sur la plage, vers le bord, là où les vagues se brisaient avec fureur. Une violente averse tombait et la visibilité était presque nulle, mais j’ai pu entrevoir une silhouette brillante qui émergeait de l’eau et tendait vers l’enfant deux longs bras en forme de tentacules. Jacob avançait, comme hypnotisé par cette créature liquide que je discernais à peine dans l’obscurité. C’était Caïn, j’en étais sûr, mais on eût dit que toutes ses identités s’étaient d’un coup fondues en une forme continuellement changeante… J’ai beaucoup de mal à décrire ce que j’ai vu…
— J’ai vu cette forme, l’interrompit Max, en épargnant au vieil homme les descriptions de la créature que lui-même avait aperçue à peine quelques heures plus tôt. Continuez.
— Je me suis demandé pourquoi Fleischmann et sa femme n’étaient pas là pour tenter de sauver leur enfant, et j’ai regardé vers la maison. Une bande de personnages de cirque qui semblaient avoir des corps de pierre, mais mobiles, les retenait sous le porche.
— Les statues du jardin.
Le vieil homme confirma.
— À cet instant, je n’ai pensé qu’à une chose : sauver l’enfant. Cette créature l’avait pris dans ses bras et l’entraînait vers le large. Je me suis jeté contre elle et je l’ai traversée. L’énorme silhouette liquide s’est évanouie dans l’obscurité. Jacob avait coulé. J’ai plongé plusieurs fois avant de trouver le corps dans l’obscurité et j’ai pu le saisir pour le ramener à la surface. Je l’ai traîné jusqu’au sable, loin des vagues, et j’ai essayé de le ranimer. Les statues avaient disparu en même temps que Caïn. Fleischmann et Eva ont couru ensemble vers moi pour porter secours à l’enfant, mais quand ils sont arrivés, il n’avait plus de pouls. Nous l’avons porté à l’intérieur de la maison et nous avons tout tenté ; inutilement. L’enfant était mort. Fleischmann était hors de lui. Il est sorti dans la tourmente en hurlant qu’il offrait sa vie à Caïn en échange de celle de son fils. Quelques minutes plus tard, inexplicablement, Jacob a ouvert les yeux. Il était en état de choc. Il ne nous reconnaissait pas et ne paraissait même pas se souvenir de son nom. Eva a habillé l’enfant et l’a porté en haut, où elle l’a mis au lit. Quand elle est descendue un moment plus tard, elle est venue à moi et, très calmement, elle m’a dit que si Jacob restait avec eux, sa vie serait toujours en danger. Elle m’a demandé de le prendre en charge et de l’élever comme s’il était mon propre fils, celui que nous aurions pu avoir ensemble si le destin avait emprunté une autre direction. Fleischmann n’a pas osé revenir dans la maison. J’ai accepté ce qu’Eva me demandait et j’ai pu voir dans ses yeux qu’elle renonçait à la seule chose qui avait donné un sens à sa vie. Le lendemain, j’ai pris l’enfant avec moi. Je n’ai plus jamais revu les Fleischmann.