Les longs doigts de Caïn engoncés dans un gant se fermèrent sur le poignet d’Alicia comme une tenaille. La jeune fille sentit que le mage la tirait pour la traîner sur le pont glissant de l’Orpheus. Elle tenta de se libérer en se débattant de toutes ses forces. Caïn se retourna et, la soulevant en l’air sans le moindre effort, approcha son visage à quelques centimètres du sien, à tel point que la jeune fille put voir ses yeux brûlants de rage se dilater et changer de couleur, passant du bleu à l’or.
— Je ne te le dirai pas deux fois, menaça le mage d’une voix métallique dont toute vie était absente. Ou tu te tiens tranquille, ou tu t’en repentiras. Compris ?
Le mage augmenta douloureusement la pression de ses doigts. Alicia eut peur que Caïn finisse par lui pulvériser les os du poignet comme s’ils étaient en argile. Elle comprit qu’il était mutile de résister et acquiesça nerveusement. Caïn desserra l’étau et sourit. Un sourire où n’entrait ni compassion ni gentillesse, seulement de la haine. Il la lâcha et elle retomba sur le pont. Son front heurta violemment le métal. Elle passa la main dessus et sentit la douleur cuisante d’une plaie ouverte par la chute. Sans lui laisser un instant de répit, Caïn l’attrapa de nouveau par son bras meurtri et l’entraîna vers les entrailles du cargo.
— Relève-toi, ordonna-t-il en la poussant dans une coursive qui, derrière la passerelle de commandement de l’Orpheus, conduisait aux cabines.
Les cloisons étaient noircies, couvertes de rouille et d’une couche visqueuse d’algues noirâtres. Une eau boueuse stagnait à l’intérieur du cargo, et il s’en dégageait une vapeur nauséabonde. Des dizaines de débris flottaient au gré des mouvements du bateau dans la houle. Le docteur Caïn attrapa Alicia par les cheveux et ouvrit la porte d’une cabine. Un nuage de gaz et d’eau putride retenus prisonniers pendant vingt-cinq ans satura l’atmosphère. Alicia retint sa respiration. Le mage, en la tirant toujours par les cheveux, la traîna à l’intérieur.
— La plus belle suite du bateau, ma chérie. La cabine du capitaine pour mon invitée d’honneur. Profite bien de la compagnie.
Après l’avoir violemment poussée, il partit en refermant la porte. Alicia tomba à genoux et chercha à tâtons un point d’appui sur la cloison. La cabine était pratiquement plongée dans l’obscurité et seule une faible clarté émanait d’un étroit hublot que les années passées sous l’eau avaient recouvert d’une épaisse croûte à demi transparente d’algues et de déchets organiques. Les coups de tangage répétés du bateau pris dans la tempête l’envoyaient valser contre les cloisons. Elle se cramponna à un tuyau rouillé et scruta la pénombre en luttant pour ne pas laisser la puanteur pénétrante qui régnait dans ce réduit envahir son esprit. Il fallut à ses yeux plusieurs minutes pour s’adapter et lui permettre d’examiner la cellule que Caïn lui avait réservée. La seule issue visible était la porte qu’il avait fermée en partant. Elle chercha désespérément une barre de métal ou un objet contondant pour essayer de la forcer, mais elle ne trouva rien. Tandis qu’elle tâtonnait à la recherche d’un moyen de se libérer, ses mains frôlèrent quelque chose qui était appuyé contre la cloison. Elle s’en écarta avec un frisson. Les restes méconnaissables du capitaine de l’Orpheus s’effondrèrent devant elle, et elle comprit ce qu’avait voulu dire Caïn en parlant de compagnie. Le vieux Hollandais volant avait connu une triste fin. Le fracas de la mer et de la tempête avait recouvert ses cris.
À chaque mètre que gagnait Roland en nageant vers l’Orpheus, l’océan en furie l’entraînait sous l’eau et le renvoyait à la surface, sur la crête d’une vague qui l’enveloppait d’un tourbillon d’écume dont il ne pouvait combattre la violence. Devant lui, le bateau était livré aux assauts de l’énorme houle que la tempête projetait contre sa coque.
À mesure qu’il approchait du cargo, il lui était de plus en plus difficile de contrôler la direction où l’entraînait le courant, et il craignit qu’un coup de houle plus brutal que les autres ne le projette contre la coque et ne lui fasse perdre connaissance. Dans ce cas, la mer l’engloutirait voracement et il ne reviendrait jamais à la surface. Il plongea pour éviter la vague qui arrivait sur lui et, en remontant, il constata qu’elle filait vers la côte en formant une vallée d’eau trouble et agitée.
L’Orpheus se dressait à moins d’une douzaine de mètres de lui et, en voyant le mur d’acier nimbé d’une lumière incandescente, il sut qu’il lui serait impossible de grimper jusqu’au pont. Le seul chemin était la brèche qui avait provoqué le naufrage vingt-cinq ans plus tôt. Celle-ci, se trouvant sur la ligne de flottaison, apparaissait et disparaissait à chaque passage d’une vague. Les lambeaux d’acier qui entouraient la gueule noire de la déchirure ressemblaient aux dents d’un grand animal marin. La seule idée de s’introduire dans ce piège terrorisait Roland, mais c’était sa seule chance d’atteindre Alicia. Il lutta pour ne pas être entraîné par la vague suivante et, une fois la crête passée par-dessus sa tête, il se jeta dans l’ouverture de la coque et pénétra comme une torpille humaine dans les ténèbres.
Victor Kray traversa hors d’haleine les herbes sauvages qui séparaient le chemin du phare de la baie. La violence de la pluie et du vent freinait sa progression comme des mains invisibles s’acharnant à l’écarter. Quand il eut réussi à gagner la plage, l’Orpheus se dressait au centre de la baie, naviguant directement vers la falaise et enveloppé d’un halo de lumière surnaturelle. La proue du bateau fendait la houle qui balayait le pont en soulevant un nuage d’écume blanche à chaque nouvel assaut de l’océan. L’ombre du désespoir s’abattit sur lui : ses pires craintes s’étaient réalisées et il avait échoué ; les années avaient affaibli son intelligence, et le Prince de la Brume, une fois de plus, l’avait pris au piège. Il demandait seulement au ciel qu’il ne soit pas trop tard pour sauver Roland du sort que le mage lui réservait. En cet instant, Victor Kray aurait donné sa vie avec joie si cela pouvait procurer à Roland une chance, si mince fût-elle, d’en réchapper. Pourtant, une obscure prémonition lui disait qu’il avait failli à la promesse faite jadis à la mère de l’enfant.
Il alla à la cabane de Roland, avec le vain espoir de l’y trouver. Il n’y avait pas de traces de Max ni de la jeune fille, et la vision de la porte abattue sur la plage lui fit augurer le pire. Pourtant une étincelle d’espoir s’alluma en lui quand il vit qu’il y avait de la lumière à l’intérieur. Le gardien du phare se précipita vers l’entrée en criant le nom de Roland. La figure d’un lanceur de couteaux en pierre, blafarde mais vivante, sortit à sa rencontre.
— Il est un peu tard pour te lamenter, grand-père, dit-elle d’une voix que le vieil homme reconnut comme celle de Caïn.
Victor Kray fit un pas en arrière, mais il y avait quelqu’un dans son dos et, avant qu’il ait pu réagir, il sentit un coup sec sur la nuque. Puis il sombra dans le noir.
Max vit Roland pénétrer à l’intérieur de l’Orpheus par la brèche dans la coque, et il sentit que ses forces fléchissaient à chaque nouvel assaut des vagues. Il n’était pas un nageur comparable à Roland et il lui serait difficile de se maintenir longtemps à flot au milieu de cette tempête s’il ne trouvait pas un moyen de monter à bord du cargo. Mais il avait aussi de plus en plus la certitude du danger qui les attendait dans les entrailles du bateau, et chaque minute qui passait rendait plus évident le fait que le mage les attirait sur son terrain comme des mouches sur du miel.