Max, voilà de quoi manger. Ton père et moi, nous serons au village toute l’après-midi pour des affaires concernant la maison. Ne te sers SURTOUT PAS des toilettes de l’étage. Irina est avec nous.
Il reposa le billet et décida d’emporter le plateau dans sa chambre. Le marathon cycliste de la matinée l’avait laissé fourbu et affamé. La maison paraissait vide. Alicia n’était pas là, ou alors elle s’était enfermée dans sa chambre. Max alla directement dans la sienne, se changea, et s’étendit sur le lit pour savourer les délicieux sandwichs que sa mère lui avait préparés. Dehors, la pluie tambourinait avec force, et les coups de tonnerre faisaient trembler les fenêtres. Il alluma la petite lampe de chevet et prit le livre sur Copernic que son père lui avait donné. Après avoir lu et relu quatre fois le même paragraphe, il découvrit qu’il mourait d’envie de plonger le lendemain près du cargo naufragé avec son nouvel ami Roland. Il engloutit les sandwichs en moins de dix minutes, puis ferma les yeux, pour ne plus entendre que le bruit de la pluie qui crépitait sur le toit et sur les vitres. Il aimait la pluie et la musique de l’eau coulant dans les gouttières et les chéneaux qui bordaient le toit.
Quand la pluie tombait ainsi, Max sentait que le temps s’arrêtait. C’était comme une trêve durant laquelle on pouvait laisser de côté son occupation du moment et, simplement, contempler de sa fenêtre durant des heures le spectacle de cette chute sans fin de larmes célestes. Il reposa le livre sur la table de nuit et éteignit la lumière. Lentement, baignant dans le son hypnotique de la pluie, il se laissa vaincre par le sommeil.
5.
Il fut réveillé par les voix de la famille au rez-de-chaussée et la cavalcade d’Irina dans l’escalier. La nuit était tombée, mais Max put voir que la tempête était passée en laissant derrière elle un tapis d’étoiles dans le ciel. Il jeta un regard sur sa montre et constata qu’il avait dormi près de six heures. Il était en train de se lever quand on frappa à sa porte.
— Je préviens la Belle au bois dormant qu’il est l’heure de dîner, rugit de l’autre côté la voix euphorique de Maximilian Carver.
Pendant une seconde, Max se demanda pour quelle raison son père se montrait si joyeux. L’instant suivant, il se souvint de la séance de cinéma qu’il avait promise le matin au breakfast.
— Je descends tout de suite, répondit-il, en ayant encore dans la bouche le goût des sandwichs à la viande.
— Ça vaudrait mieux, répliqua l’horloger déjà dans l’escalier.
Bien que ne se sentant pas le moindre appétit, Max descendit dans la cuisine et s’assit à table avec le reste de la famille. Alicia regardait son assiette, perdue dans ses pensées, en y touchant à peine. Irina dévorait sa part avec enthousiasme et murmurait des paroles incompréhensibles à son détestable chat qui la regardait fixement, assis à ses pieds. Ils dînèrent calmement pendant que Maximilian Carver expliquait qu’il avait trouvé au village un local excellent pour y installer l’horlogerie et reprendre son commerce.
— Et toi, Max, qu’est-ce que tu as fait ?
— Je suis allé au village. – Les autres se tournèrent vers lui, dans l’attente de détails. – J’ai fait la connaissance d’un garçon, Roland. Demain, nous irons plonger.
— Max s’est déjà fait un ami ! s’exclama triomphalement Maximilian Carver. Vous voyez : je vous l’avais bien dit !
— Et comment est-il, ce Roland ? s’enquit Andréa Carver.
— Je ne sais pas. Sympathique. Il vit avec son grand-père, le gardien du phare. Il m’a montré un tas de choses dans le village.
— Et où as-tu dit que vous allez plonger ? demanda le père.
— Sur la plage du sud, de l’autre côté du port. D’après Roland, il y a là-bas les restes d’un bateau qui a fait naufrage, il y a très longtemps.
— Je peux venir ? intervint Irina.
— Non, trancha Andréa Carver. Max, tu es sûr que ce ne sera pas dangereux ?
— Maman…
— D’accord, concéda Andréa Carver. Mais sois prudent.
Max promit.
— Moi, quand j’étais jeune, j’étais un bon plongeur… commença Maximilian Carver.
— Au nom du ciel ! l’interrompit son épouse. Pas maintenant. Tu ne devais pas nous projeter des films ?
Maximilian Carver haussa les épaules et se leva, prêt à montrer ses talents de projectionniste.
— Aide ton père, Max.
Pendant une seconde, avant de faire ce qu’on lui demandait, Max examina à la dérobée sa sœur Alicia, qui avait gardé le silence durant tout le repas. Son regard absent semblait proclamer et même crier à quel point elle était à mille lieues de là. Pourtant, pour une raison qu’il ne parvenait pas à comprendre, personne d’autre ne s’en apercevait, ou chacun, en tout cas, feignait de ne rien remarquer. Un instant, Alicia lui rendit son regard. Max tenta de lui sourire.
— Tu veux venir demain avec nous ? proposa-t-il. Roland te plaira.
Alicia eut un faible sourire et, sans prononcer un mot, fit signe que oui, tandis qu’une vague lueur s’allumait dans ses yeux sombres et sans fond.
— Tout est prêt. Éteignez les lumières, dit Maximilian Carver en achevant de fixer la bobine de pellicule sur le projecteur.
L’appareil paraissait dater pour le moins de l’époque de Copernic, et Max avait plus que des doutes sur son fonctionnement.
— Qu’est-ce que nous allons voir ? s’enquit Andréa Carver en prenant Irina dans ses bras.
— Je n’en ai pas la moindre idée, avoua l’horloger. Il y a une caisse dans le garage, avec des dizaines de films sans aucune indication. J’en ai pris quelques-uns au hasard. Je ne serais pas étonné que l’on ne voie rien. Les émulsions du celluloïd s’abîment très facilement et, après toutes ces années, le plus probable est qu’elles se soient détachées de la pellicule.
— Ça veut dire quoi ? l’interrompit Irina. Que nous n’allons rien voir ?
— Il n’y a qu’une seule manière d’en être sûr, répondit Maximilian Carver en actionnant l’interrupteur du projecteur.
En quelques secondes, le bruit de vieille motocyclette de l’appareil se manifesta et le faisceau tremblotant traversa la pièce comme une lance lumineuse. Max concentra son regard sur le rectangle projeté sur le mur blanc. C’était comme regarder à l’intérieur d’une lanterne magique, sans savoir avec exactitude quelles visions pourraient s’échapper d’une telle invention. Il retint son souffle et, en quelques instants, le mur fut inondé d’images.
Max comprit immédiatement que ce film ne provenait pas des réserves d’un ancien cinéma. Il ne s’agissait pas d’une copie d’un film connu, ni même d’une bobine perdue d’une série de l’époque du muet. Les images brouillées et griffées par le temps trahissaient l’évidente condition d’amateur de celui qui les avait enregistrées. Ce n’était rien d’autre qu’un film familial, probablement tourné des années auparavant par l’ancien propriétaire de la maison, le docteur Fleischmann. Max supposa que c’était le cas des autres bobines que son père avait trouvées dans le garage près du projecteur préhistorique. Les illusions de cinéclub particulier de Maximilian Carver s’étaient écroulées en moins d’une minute.
Le film montrait maladroitement une promenade dans ce qui semblait être un bois. Il avait été tourné pendant que l’opérateur marchait lentement entre les arbres, et l’image progressait cahin-caha, avec de brusques changements d’éclairage et de cadrage qui permettaient difficilement de reconnaître le lieu où se déroulait l’étrange parcours.