— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Irina, visiblement déçue, à l’adresse de son père qui regardait avec perplexité ce film insolite et, au vu de la première minute de projection, insupportablement ennuyeux.
— Je ne sais pas, murmura Maximilian Carver, perdu. Je ne m’attendais pas à ça…
Max avait lui aussi commencé à perdre tout intérêt pour le film, quand quelque chose attira son attention dans la cascade d’images chaotiques.
— Et si tu essayais une autre bobine, mon chéri ? suggéra Andréa Carver, essayant de sauver du naufrage les illusions que son mari s’était faites sur les prétendues archives cinématographiques du garage.
— Attends, intervint Max en reconnaissant une silhouette familière sur la pellicule.
À présent, la caméra était sortie du bois et avançait vers un enclos fermé par un haut mur de pierre, avec un grand portail aux barreaux en forme de lances. Max connaissait cet endroit : il y était allé la veille.
Fasciné, il vit que la caméra trébuchait légèrement avant de pénétrer à l’intérieur du jardin des statues.
— On dirait un cimetière, murmura Andréa Carver. Qu’est-ce que c’est ?
La caméra parcourut quelques mètres dans le jardin des statues. Sur la pellicule, le lieu ne présentait pas l’aspect d’abandon dans lequel Max l’avait découvert. Il n’y avait pas trace d’herbes folles et la surface du sol de gravier était propre et soignée, comme si un gardien méticuleux s’employait jour et nuit à maintenir cet enclos immaculé.
La caméra s’arrêta devant chacune des statues disposées aux points cardinaux de la grande étoile que l’on pouvait clairement distinguer au pied des effigies. Max reconnut les visages de pierre blanche et leurs oripeaux de personnages de cirque ambulant. Il y avait quelque chose d’inquiétant dans la tension et la posture adoptée par les corps de ces représentations fantomatiques et dans l’expression théâtrale de leurs visages masqués derrière une immobilité qui ne semblait qu’apparente.
Le film montra les membres de la troupe du cirque sans aucune coupure. La famille contempla cette vision spectrale en silence, sans autre bruit que le cliquètement plaintif du projecteur.
Finalement, la caméra se dirigea vers le centre de l’étoile tracée sur la surface du jardin. L’image révéla la silhouette à contre-jour du clown souriant, vers lequel convergeaient toutes les autres statues. Max observa attentivement les traits de ce visage et sentit de nouveau le frisson qui l’avait parcouru quand ils s’étaient trouvés face à face. Quelque chose dans l’image ne concordait pas avec ce qu’il se rappelait de sa visite dans le jardin ; mais la mauvaise qualité de la pellicule l’empêcha d’obtenir une vision plus claire de l’ensemble de la statue qui lui aurait permis de découvrir précisément ce que c’était. La famille Carver resta silencieuse pendant que les derniers mètres du film défilaient sous le faisceau du projecteur. Carver arrêta l’appareil et ralluma.
— Jacob Fleischmann, murmura Max. Ce sont les films d’amateur de Jacob Fleischmann.
Son père eut un mouvement d’approbation muet. La séance de cinéma était terminée. Max sentit pendant quelques secondes que la présence de cet invité invisible qui, près de dix ans plus tôt, s’était noyé à peu de mètres de là, sur la plage, imprégnait chaque recoin de cette maison, chaque marche de l’escalier, lui donnant l’impression d’être lui-même un intrus.
Sans prononcer d’autres paroles, Maximilian Carver se mit en devoir de démonter le projecteur, tandis qu’Andréa Carver prenait Irina dans ses bras et l’emportait dans l’escalier pour la mettre au lit.
— Je peux dormir avec toi ? demanda Irina en embrassant sa mère.
— Laisse ça, dit Max à son père. Je me charge de tout ranger.
Maximilian sourit à son fils et lui donna une tape dans le dos pour marquer son accord.
— Bonne nuit, Max. – L’horloger se tourna vers sa fille. – Bonne nuit, Alicia.
— Bonne nuit, papa, répondit Alicia en suivant des yeux son père qui montait l’escalier d’un air fatigué et déçu.
Lorsque les pas de l’horloger se furent éteints, Alicia regarda fixement son frère.
— Promets-moi de ne dire à personne ce que je vais te raconter.
Max promit.
— De quoi s’agit-il ?
— Le clown. Celui du film, commença Alicia. Je l’ai déjà vu. En rêve.
— Quand ça ? demanda Max, qui sentit les battements de son cœur s’accélérer.
— La nuit avant de partir pour ici.
Max s’assit face à Alicia. Ce n’était pas facile de lire les émotions sur ce visage, pourtant il eut l’impression de voir une ombre de terreur dans les yeux de la jeune fille.
— Explique-moi. Qu’est-ce que tu as rêvé exactement ?
— C’est bizarre, mais dans le rêve il était, comment dire… différent.
— Différent ? De quelle façon ?
— Ce n’était pas un clown. Je ne sais pas… – Elle haussa les épaules comme s’il s’agissait de minimiser l’importance de l’affaire, mais sa voix tremblante révélait ses pensées profondes. – Tu crois que ça signifie quelque chose ?
— Non, mentit Max. Probablement pas.
— Je suppose que non, confirma Alicia. Est-ce que ça tient toujours, pour demain ? La plongée…
— Bien sûr. Je te réveille ?
Alicia sourit à son jeune frère. C’était la première fois que Max la voyait sourire depuis des mois, peut-être même des années.
— Je serai réveillée, affirma-t-elle en se dirigeant vers sa chambre. Bonne nuit.
— Bonne nuit.
Max attendit d’entendre la porte de la chambre d’Alicia se fermer avant de s’asseoir dans le fauteuil du salon, à côté du projecteur. De là, il pouvait entendre les conversations à mi-voix de ses parents dans leur chambre. Le reste de la maison s’enfonça dans le silence nocturne, à peine troublé par le bruissement des vagues sur la plage. Il s’aperçut que quelqu’un le regardait au pied de l’escalier. Les yeux jaunes et brillants du chat d’Irina le scrutaient avec intensité. Max renvoya son regard au félin.
— Va-t’en ! lui ordonna-t-il.
Le chat soutint le regard pendant quelques secondes, puis disparut dans l’ombre. Max se leva et commença de rassembler le projecteur et la pellicule. Il envisagea de rapporter le matériel dans le garage, cependant l’idée de sortir en pleine nuit lui parut peu séduisante. Il éteignit les lampes de la maison et monta dans sa chambre. Il tenta de distinguer le jardin des statues de sa fenêtre, mais il était invisible dans l’obscurité. Il se coucha et éteignit également la lampe de chevet.
Contrairement à ce qu’il espérait, la dernière image qui défila dans son esprit, aux petites heures de la nuit, avant qu’il ne succombe au sommeil, ne fut pas la sinistre promenade cinématographique dans le jardin des statues, mais le sourire inattendu d’Alicia, une demi-heure plus tôt dans le salon. Une expression apparemment insignifiante ; pourtant, pour une raison inexplicable, Max sentit qu’une porte s’était ouverte entre eux deux, et que, à partir de cette nuit, il ne considérerait plus jamais sa sœur comme une inconnue.
6.
Peu après l’aube, Alicia se réveilla et découvrit derrière les vitres de sa fenêtre deux profonds yeux jaunes qui la regardaient fixement. Elle se leva d’un coup et le chat d’Irina, sans se presser, quitta l’appui de la fenêtre. Elle détestait cet animal, ses airs supérieurs et cette odeur pénétrante qui le précédait, dénonçant sa présence avant même qu’il ne soit entré dans une pièce. Ce n’était pas la première fois qu’elle le surprenait en train de l’observer furtivement. Dès l’instant où Irina avait obtenu d’emmener l’odieux félin dans la maison de la plage, Alicia avait remarqué que, souvent, l’animal demeurait immobile pendant de longues minutes, surveillant, épiant les mouvements de tel ou tel membre de la famille depuis le seuil d’une porte ou tapi dans l’ombre. Secrètement, Alicia caressait l’espoir qu’un chien des rues lui règle son compte au cours d’une de ses randonnées nocturnes.