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— Oh, des fiacres !

— Venez, dit Malko.

Ils s’installèrent dans un des deux fiacres qui démarra avec une lenteur majestueuse. Halina tourna la tête vers Malko :

— Il n’y avait que des chevaux pendant la guerre.

Ils se turent, avançant lentement le long des façades de pastel tendre de la ville reconstituée. Malko profitait peu de cette étrange promenade. Accaparé par ses soucis. Maintenant, il était en danger de mort immédiate. Si les agents du S.B. devinaient qui était réellement Halina, ils feraient tout pour les liquider tous les deux. Quant à la photo, il fallait la récupérer coûte que coûte.

Le cheval s’arrêta au bout de l’Ulica Nowowiejska, à la limite des remparts. Ils descendirent. Halina tendit la main à Malko.

— Je ne pense pas vous revoir. Mais je vous déposerai la photo à l’hôtel. Demain.

— À quelle heure ? dit Malko. Il vaut mieux me la remettre en main propre.

— À midi, alors, dit Halina Rodowisz. Comme aujourd’hui.

Elle s’éloigna d’un pas rapide dans Podwale, faisant crisser la neige sous les semelles de ses bottes noires.

* * *

Malko venait de prendre sa clef à la réception quand il se heurta presque à un jeune homme aux cheveux blonds très longs et hirsutes, engoncé dans une canadienne marron d’où émergeaient un blue-jean et des chaussures de basket. Des traits aigus avec des yeux enfoncés et une bouche mince. Il fixa Malko d’un air agressif et demanda en anglais :

— You, Malko Linge ?

— Oui, dit Malko. Qui êtes-vous ?

L’autre se dandinait d’un pied sur l’autre, comme s’il hésitait sur la conduite à tenir.

— Je m’appelle Jerzy, dit-il de mauvaise grâce, je suis un ami de Maryla Nowicka.

Malko sentit son estomac se serrer.

— Vous avez des nouvelles ?

Le Polonais regarda autour de lui, comme s’il craignait d’être écouté.

— Oui, fit-il, elle veut vous voir. Malko l’aurait embrassé.

— Elle a été relâchée ?

Jerzy inclina la tête affirmativement.

— Oui. Elle veut vous voir, répéta-t-il.

— Où ?

— Venez avec moi. Au café Krakovia.

Malko hésita. Il avait l’intention de se rendre à l’ambassade pour rendre compte des derniers développements de son enquête, mais il ne pouvait laisser tomber Maryla Novicki. D’autant que la gynécologue aurait sûrement des choses intéressantes à lui apprendre.

— Très bien, dit-il, je viens avec vous.

* * *

On se serait cru dans n’importe quel café d’étudiants du monde libre. Le blue-jean et les cheveux longs de rigueur, les disques « pop » s’échappant d’un juke-box, les conversations animées à toutes les tables. Malko se fraya un chemin derrière Jerzy. Sur son passage les conversations s’arrêtaient. Ses vêtements le faisaient immanquablement reconnaître pour un étranger. Ils arrivèrent enfin à une table au fond où se tenaient déjà trois jeunes gens et une fille brune et boutonneuse, à la moue acariâtre. Jerzy s’assit à côté d’elle et fit signe à Malko d’en faire autant.

— Où est Maryla ? demanda ce dernier.

— Nous allons la retrouver, dit Jerzy. Nous attendons quelqu’un.

Aucun ne semblait disposé à engager la conversation. On apporta à Malko une Zywiec, la bière locale, et il observa la salle. Tous les consommateurs étaient très jeunes, souvent barbus, toujours chevelus.

Soudain, il lui sembla discerner une odeur inattendue. En provenance d’un box voisin.

— Dites-moi, on fume du haschich, ici ? demanda-t-il. Jerzy inclina la tête.

— Ça arrive. Il vient de Russie…

En y regardant de plus près, Malko réalisa que la moitié de la salle du Krakovia marchait au haschich. Décidément la Pologne réservait des surprises… Le S.B. ne devait pas venir souvent au Krakovia, à voir l’ambiance.

Un nouveau venu surgit. Filiforme et pâle, avec une énorme chapka. Il fit un signe discret à Jerzy qui se leva aussitôt.

— Venez, dit-il.

Malko suivit, de plus en plus intrigué par ces mystères. Il avait l’impression d’être en compagnie de scouts effectuant un jeu de piste… Ils sortirent dans Nowy Swiat. Une petite voiture grise attendait devant la porte, une « Syrena » antédiluvienne dont la peinture partait par morceaux.

— Montez, dit Jerzy.

— Où allons-nous ?

— On vous l’a dit, fit le jeune Polonais avec agacement. Voir Maryla. Vous ne voulez pas ?

Son ton était presque menaçant. Malko eut l’impression qu’il était prêt à le faire entrer de force dans la voiture. Tout le groupe était sorti en même temps. Ils parvinrent à se tasser à cinq dans le minuscule véhicule qui démarra en direction du sud de la ville. Coincé entre Jerzy et un autre garçon, Malko pouvait à peine respirer. Pourtant, il aperçut une voiture qui démarrait derrière eux. Un taxi Fiat Polski gris. Vide, bien entendu. Il se tourna vers Jerzy.

— On nous suit.

Un drôle de sourire éclaira le visage anguleux du jeune Polonais.

— Je sais, fit-il, ça ne fait rien.

De plus en plus déroutant. La voiture prit toute la vitesse dont elle était capable – guère plus de 30 à l’heure – filant le long des allées Ujazdowskie, vers Wilanow. Puis, elle tourna, un kilomètre plus loin, à gauche dans l’Ulica Agrycola, la grande voie descendant le parc Lazienki jusqu’au bord de la Vistule. Un peu plus loin, elle s’arrêta à une sorte de rond-point, en face du monument de Jean III Sobieski.

Malko regarda dehors. À travers les grilles du parc on apercevait une sorte de canal gelé avec, à son bout, les pierres blanches du palais Lazienki. Une autre voiture vint s’arrêter près d’eux, avec deux jeunes gens. Une Fiat Polski noire.

— Descendez, ordonna Jerzy, nous changeons de voiture.

Malko fut heureux de se dégourdir les jambes, bien que ne comprenant toujours pas. Il n’y avait toujours pas un chat et le parc gelé s’étendait à perte de vue, semé de petits palais. Cent mètres derrière, la Polski grise s’était arrêtée et son chauffeur urinait ostensiblement le long des grilles.

Déjà ses compagnons remontaient dans la Polski noire. Il y prit place à son tour. Cette fois, ils étaient six ! Seul le chauffeur était demeuré dans la Syrena. Les deux véhicules redémarrèrent, la Syrena derrière, parcoururent cent mètres et tournèrent à droite dans une voie beaucoup plus étroite qui partait à travers le parc gelé. Bien entendu, le chauffeur de la Polski grise avait regagné sa voiture et suivait lui aussi.

En toute discrétion…

Deux cents mètres plus loin, nouveau virage. Vers la gauche, cette fois. Malko aperçut une plaque : « 29 go Listopada ». Maintenant, ils filaient vers la Vistule. Des coups de Klaxon furieux le firent se retourner : la Syrena avait stoppé, barrant le chemin. Son conducteur venait d’en descendre et d’ouvrir le capot. Un jet de vapeur s’en échappa. Du beau travail… Le chauffeur de la Polski grise, las de klaxonner, jaillit de son véhicule en invectivant l’étudiant penché sur son moteur expirant. La filature était interrompue…

Malko se retourna vers Jerzy.

— Bravo !

Le jeune Polonais ne répondit pas, mais ses yeux brillaient de joie.

— Où allons-nous ? demanda Malko.

— Puszcza Kampinowska, dit Jerzy.

La forêt de Kampinos, au nord-ouest de Varsovie. Jadis terrain de chasse préféré des princes de Pologne. Les Allemands y avaient creusé des charniers qu’on n’avait pas tous retrouvés et elle était encore très sauvage.

Malko ne voulut pas poser de question. La Fiat Polski avait atteint la grande voie sur berge Czerniakowska le long de la Vistule. Elle tourna à gauche et prit à toute vitesse la direction du nord. Jerzy alluma une cigarette sans en offrir à Malko. Celui-ci essaya de s’intéresser au paysage. Pas gai… D’immenses usines occupaient tout le nord de Varsovie. Peu à peu, elles laissèrent place à une campagne désolée, sinistre avec ses masures croulantes où toutes les traces de la guerre n’avaient pas encore disparu. Des champs enneigés bordaient la route rectiligne et étroite.