De l’ammoniaque !
Une seconde plus tard, il suffoquait, les yeux pleins de larmes. Comme il n’avait pas eu le temps de bloquer sa respiration, le liquide pénétra dans sa trachée-artère, provoquant un horrible spasme respiratoire et une brûlure atroce. Il essaya de l’expulser avec une quinte de toux. Ses poumons enflammés refusaient tout service. Il suffoquait, la bouche ouverte comme un poisson, les yeux noyés de larmes. Du feu dans les bronches. Les jeunes gens ricanaient autour de lui, avec la cruauté de leur âge. Wanda avait ôté la burette et contemplait son œuvre. Malko se dit qu’il allait mourir dans cette cabane, en plein bois. C’était idiot, mais il avait trop mal pour parler, tenter de s’expliquer…
— Tu avoues ?
La voix de Jerzy lui éclata dans les tympans. Il émit un gargouillis informe et aussitôt la burette plongea dans l’autre narine. Cette fois, il avait prévu le geste et il expira vigoureusement. L’ammoniaque coula sur son visage, lui brûlant les lèvres, et ses vapeurs déclenchèrent une nouvelle et horrible quinte de toux. Il ne s’arrêta que les yeux hors de la tête… Wanda en profita pour lui verser les dernières gouttes d’ammoniaque et il recommença à suffoquer, les poumons à vif.
— Arrêtez, cria-t-il. Arrêtez !
— Il va parler ! cria Wanda.
Malko en profita pour reprendre son souffle pendant quelques instants. Mais les vapeurs d’ammoniaque continuaient à lui brûler les poumons. Dès que la douleur se fut un peu atténuée, il parvint à dire :
— Je suis un agent américain. Je suis venu…
Le coup en pleine bouche l’interrompit. Suivi d’un cri hystérique de Wanda :
— Menteur, sale menteur !
Elle s’approcha, brandissant la burette de nouveau pleine d’ammoniaque. Jerzy la retint, par le bras.
— Attends, tu risques de le tuer avec ça, s’il s’étouffe. Et Maryla ne sera pas vengée.
Malko se demandait s’il sortirait vivant de cette cabane. Les gens du S.B. avaient été semés et les Américains ignoraient où il se trouvait. S’il ne parvenait pas à raisonner ces énergumènes…
Jerzy et Wanda se consultèrent du regard. Puis ils se mirent à discuter à voix basse, dans un coin de la pièce. Ensuite, ils revinrent vers Malko.
— Nous n’allons plus vous torturer parce que nous nous salissons ! dirent-ils. Puisque vous refusez de nous révéler les noms des assassins de Maryla, nous vous considérons coupable au même titre qu’eux. Vous allez être jugé par un tribunal secret révolutionnaire qui va se réunir ici. La sentence sera exécutoire immédiatement… Malko croyait rêver.
— C’est une plaisanterie !
Jerzy secoua la tête. Ironique.
— Pas du tout ! Nous faisons comme vous. Un de mes amis, à Ursus, après les émeutes de l’été dernier, a été condamné à vingt ans de prison. Il y avait un juge, un greffier et un témoin. Celui-ci faisait partie du S.B… Nous avons tout ce qu’il faut ici. Mes camarades viennent de m’élire juge. Notre ami Witold fera le greffier et nous avons le témoin.
Son doigt se pointa vers Wanda.
— Je suis prête à témoigner, dit Wanda. Il a essayé de me faire croire que Roman Ziolek était un traître. Comme je m’y refusais, il m’a poursuivie jusqu’à ce que ses amis tentent de me tuer avec une voiture. Ensuite, ils m’ont enlevée. Quand ils ont réalisé que j’avais une fracture de la colonne cervicale, ils ont pris peur et m’ont déposée à l’hôpital. Sinon, ils m’auraient sûrement torturée.
Malko toussa : l’ammoniaque restait dans ses poumons. Surtout ne pas perdre la tête.
— Wanda, dit-il, ce qui vous est arrivé est horrible. Mais qui vous avait donné le rendez-vous avec moi ?
— Un de nos amis, dit-elle.
— Pourquoi ne lui demandez-vous pas qui l’avait envoyé ?
Elle ricana :
— Mais voyons ! Il faudrait aller à Kakowiecka pour ça. Il a été arrêté le lendemain…
Jerzy frappa dans ses mains.
— La séance du tribunal de l’armée secrète va commencer. Taisez-vous.
Devant Dieu Tout-Puissant et la Vierge Marie, Reine de la Couronne de Pologne, symbole de martyre et de salut, le tribunal de l’armée secrète du Znak, réuni en ce jour de grâce de l’année 1977, a décidé du châtiment de la trahison…
Jerzy leva la tête du papier qu’il lisait avec le ton appliqué d’un écolier et termina d’une voix qui tremblait légèrement :
— La mort.
Il y eut un silence pesant. Ils avaient arrêté la radio. S’il n’y avait pas eu l’ammoniaque et les coups, Malko aurait pu se croire en plein jeu scout. Wanda le fixait avec haine. Les autres avaient des visages graves, tendus, en dépit de leur jeunesse. Jerzy s’approcha de Malko, sa feuille à la main.
— Vous avez compris ?
— J’ai compris, dit Malko. Je vous ai dit qui j’étais. Qu’allez-vous faire ?
— La sentence va être exécutée, répondit le jeune Polonais d’une voix qui se voulait assurée. Immédiatement.
Malko se sentit envahi d’une lassitude accablante. Tout cela était idiot, irréel, incroyable.
— Je ne suis pas coupable de la mort de Maryla Nowicka, répéta-t-il. Je ne suis pas un agent du S.B., mais au contraire d’un organisme de l’Ouest…
Wanda Michnik l’interrompit d’une voix aiguë, tremblante d’émotion et d’agressivité.
— Ne le laissez pas parler. Tuez-le !
Malko se tut. On ne pouvait rien contre l’hystérie. Il pensa soudain à tous les cadavres qu’il avait vus. Dans quelques instants, il allait être comme eux, les yeux fermés, les traits reposés. Immobile à jamais. À l’approche de la mort, il se sentait soudain étrangement calme.
— Tirons au sort ! proposa Jerzy. Nous allons mettre tous nos noms dans une casserole et nous en tirerons un. C’est celui-là qui exécutera le traître. Avec le fusil.
— Très bien, approuva Wanda.
Elle s’installa à la petite table de bois et commença à écrire sur les pages arrachées à un carnet. Au fur et à mesure Jerzy prenait les pages, les pliait et les mettait dans une vieille casserole. Quand elle eut terminé, Wanda Michnik se leva et mélangea les papiers plies dans un silence de mort. Puis elle s’approcha d’un jeune barbu hirsute et lui tendit la casserole.
— Tiens, Henryk, tu es le plus jeune, tire.
Le dénommé Henryk plongea la main dans la casserole, en ressortit un papier, le déplia et annonça d’une voix blanche :
— Wanda !
Il y eut un silence pesant, rompu par Jerzy :
— Non, ce n’est pas juste, il faut retirer.
Wanda Michnik avait pâli. Elle regarda Malko puis ses amis et dit presque brutalement :
— C’est juste. C’est moi qui vais le tuer. Tout de suite. Il faut respecter le tirage au sort. Je sais me servir aussi d’un fusil.
Elle alla dans le coin où l’arme était posée, la prit et demanda à Jerzy :
— Il est chargé ?
Le jeune Polonais inclina la tête sans répondre. Wanda examina la détente, soupesa l’arme et la cala fermement contre son flanc.
— Détachez-le, dit-elle, et emmenez-le dehors.
Deux des Polonais s’approchèrent du fauteuil et commencèrent à défaire les liens de Malko, lui laissant seulement les mains entravées, puis ils le firent mettre debout. Wanda l’observait, les pupilles dilatées, les lèvres serrées, les mâchoires crispées. Personne ne disait mot.
Jerzy ouvrit la porte et y poussa Malko. Celui-ci fut suffoqué par le froid régnant à l’extérieur. Il devait faire au moins quinze degrés au-dessous de zéro… Malgré lui, il se mit à trembler de tous ses membres, sans pouvoir maîtriser son tremblement. Derrière lui, Wanda Michnik ricana d’une voix aiguë.