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— Regarde, il a peur, le salaud !

— Je n’ai pas peur, j’ai froid, dit Malko. Ivre de rage.

De lui-même, il avança de quelques mètres et se retourna. Derrière lui, il n’y avait que la masse blanchâtre de la forêt enneigée et un silence absolu, minéral. Les autres lui faisaient face, sortis de la cabane, éclairés par la lampe qui brillait au-dessus de la porte. Ce devait être un rendez-vous de chasse à la belle saison. Wanda Michnik avança d’un pas. Son visage était dans l’ombre et Malko ne pouvait voir son expression.

— Récitons une prière pour lui ! cria Jerzy.

À haute voix, il commença à dire le « Notre Père » en polonais. Wanda attendait, transformée en statue. Malko avait réussi à stopper son tremblement. Lui aussi attendait, le cerveau vide, déconnecté, avec des bribes de souvenirs lui traversant l’esprit. Le visage d’Alexandra, ses yeux, son sourire, le coin de la bibliothèque où il aimait faire l’amour.

— Amen…

Ce fut si brutal qu’il n’eut pas le temps d’avoir peur. Comme un automate, Wanda leva le canon du fusil et appuya sur la détente. Instinctivement, Malko se jeta de côté, ce qui ne servait à rien à cette distance : les chevrotines allaient de toute façon lui arracher la tête.

La détonation fut assourdissante, il sentit des picotements à travers ses vêtements, vit la lueur du coup et entendit un hurlement :

— Wanda !

Meurtri par sa chute sur le sol gelé, il se releva tant bien que mal, gêné par ses mains entravées. Wanda Michnik, le fusil à bout de bras, sanglotait.

— Je n’ai pas pu, gémit-elle, je n’ai pas pu !

Encore assourdi, Malko comprit pourquoi il était encore vivant. À la dernière seconde, Wanda Michnik avait dévié le canon du fusil vers le ciel, volontairement. Les picotements qu’il avait sentis venaient de quelques plombs égarés. C’était de plus en plus dément.

Essayant de rassembler ses idées, il entendit Jerzy crier :

— Donne-moi ce fusil, je vais le faire.

Wanda ne bougea pas, ne lâcha pas le fusil. Malko avait l’impression que toute son hystérie était tombée d’un coup, comme si elle s’était libérée en tirant sur lui. Il réalisa soudain qu’il avait peut-être une chance de vivre. Dominant le tremblement causé par le froid, il s’avança vers le groupe :

— Dans tous les pays du monde, dit-il, lorsqu’on rate un condamné, il est gracié.

Silence de glace. Malheureusement, il ne pouvait voir les visages. Cela ressemblait de plus en plus à un mauvais psychodrame. Il réalisa qu’il fallait parler, parler, ne pas les laisser se reprendre.

— Je ne vous demande pas de me gracier, puisque je ne suis pas coupable, continua-t-il, mais seulement de me donner la possibilité de vous le prouver.

De nouveau, le silence et l’immobilité. Comme si tous avaient été gelés sur place. Derrière lui, un énorme paquet de neige dégringola des branches d’un arbre avec un bruit mou. Jerzy s’éclaircit la gorge et demanda d’une voix cassante :

— Que voulez-vous dire ?

— Quelqu’un possède une preuve matérielle de ce que j’avance, dit Malko. Quelqu’un en qui vous aurez confiance. Vous pouvez y aller en me gardant ici.

Re-silence. Le froid gagnait les jambes de Malko. Jerzy fit signe aux autres de se rapprocher de lui. Conciliabule à voix basse.

Puis le jeune Polonais s’approcha de Malko.

— Nous avons décidé d’examiner votre proposition, dit-il. Venez.

Malko se laissa tirer à l’intérieur de la cabane avec plaisir. Il n’en pouvait plus de froid. On le remit dans son fauteuil et on l’attacha de nouveau. Mais, à des petits riens, il se rendit compte que le cœur n’y était plus. Wanda fuyait obstinément son regard. On ne s’improvise pas tueur. Jerzy vint se planter en face de lui.

— Alors ?

Malko expliqua toute l’histoire dans un silence incrédule et concluant :

— L’un de vous peut aller voir Halina demain matin au bazar Rözyckiego. Lui demander la photo dont elle m’a parlé.

Encore le silence. Puis, Jerzy fit signe aux autres de se rassembler autour de lui. Conciliabule à voix basse. Malko n’en pouvait plus, il avait l’impression que ses poumons se desséchaient dans sa poitrine, à cause de l’ammoniaque. Il fut pris d’une nouvelle quinte de toux interrompue par Jerzy :

— Je vais y aller moi-même demain matin, annonça-t-il.

* * *

Malko ouvrit les yeux, il avait cru entendre un bruit, mais ce n’était qu’une branche qui craquait sous le poids de la neige. Il avala péniblement sa salive. Lorsqu’il s’était réveillé, après avoir somnolé toute la nuit, attaché dans le fauteuil, Wanda lui avait donné du miel pour sa gorge et lui avait fait boire du café. Ensuite, elle était partie avec Jerzy et d’autres, laissant Malko sous la garde de trois de leurs camarades.

Il était deux heures de l’après-midi, il avait faim, et ses yeux se fermaient de fatigue.

Il se sentait sale, l’esprit en désordre, et l’ammoniaque continuait à le ronger intérieurement. Il essaya de deviner ce qui avait pu se passer. Le pire étant évidemment qu’Halina ait été arrêtée. Dans ce cas, Jerzy et ses amis n’hésiteraient pas à le liquider. Ne serait-ce que pour leur propre sécurité. Mais tellement de choses avaient pu arriver. Simplement que Halina refuse de donner la photo. Ou ait peur de Jerzy…

Cyrus Miller devait se faire un sang d’encre…

Cette fois, c’était un bruit de moteur. Malko tendit l’oreille. Plus rien. Ses gardiens ne semblaient pas l’avoir entendu. Il crut avoir rêvé.

— J’ai faim, dit-il.

Les autres ne répondirent même pas. Il attendit encore quelques minutes puis répéta :

— J’ai faim.

La porte s’ouvrit sur Jerzy, engoncé dans sa canadienne, suivi de Wanda. Ils refermèrent soigneusement, le visage impénétrable, et ôtèrent leurs manteaux. Wanda semblait avoir pris dix ans, avec d’énormes cernes bleuâtres sous les yeux. Malko n’y tint plus.

— Vous l’avez vue ?

Jerzy le fixa d’un air absent.

— Oui.

Malko eut l’impression qu’on lui retirait une tonne de plomb de l’estomac… Cela faisait presque vingt-quatre heures qu’il était attaché.

— Elle vous a parlé ?

— Oui.

— Elle vous a donné la photo ? Hésitation. Jerzy baissa les yeux.

— Oui.

Chaque réponse était faite à regret. Malko enfonça le clou un peu plus :

— Elle représente bien Roman Ziolek avec les membres du comité de Lublin ?

Cette fois, Jerzy n’eut même pas le courage de répondre. Derrière lui, la pomme d’Adam de Wanda Michnik montait et descendait et ses yeux étaient pleins de larmes. Pourtant, c’est elle qui eut le courage de dire, de crier plutôt :

— Cela ne veut rien dire. Même s’il a été communiste, il a changé ! Soljénitsyne aussi a été un communiste convaincu.

— C’est vrai, reconnut Malko. Mais le K.G.B. ne protège pas Soljénitsyne. Cette photo en elle-même ne constitue pas une preuve de ce qui se passe actuellement, mais le fait que Roman Ziolek a menti. Il a toujours prétendu avoir été un adversaire des communistes. Or, il était des leurs…

Silence. Accablé. Les trois gardiens de Malko écoutaient, bouche bée. Visiblement leur culture politique était dépassée.

— Vous me détachez, dit Malko d’une voix calme. Sans y mettre aucune interrogation.

Longue, longue hésitation. Jerzy échangea un regard avec Wanda. Puis, il fit le tour du fauteuil et Malko sentit ses doigts s’affairer autour de ses liens. Il attendit d’être libre, puis se frotta longuement les poignets et caressa machinalement sa barbe pas rasée. Les cinq le contemplaient comme une bête curieuse.