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— Il paraît que Roman Ziolek a réuni un fichier de plusieurs centaines de noms, remarqua le chef de la C.I.A. C’est ce fichier qu’il faudrait détruire. Il grossit tous les jours et regroupe toute l’opposition potentielle de la Pologne.

— Vous pouvez être sûr que le S.B. y a déjà eu accès, dit Malko. Donc, c’est trop tard.

— Pas sûr, fit Cyrus Miller. Ils n’ont peut-être pas pu l’exploiter. Ou pas osé. Cela serait maladroit maintenant. Ils sont tellement sûrs de leur coup qu’ils prennent leur temps… De toute façon, nous pourrions l’exploiter…

Malko enregistra.

Des centaines de vies étaient en équilibre, à cause de lui. Cyrus Miller avait peut-être raison. Il était possible que le S.B. n’ait pas encore eu accès au fichier. La seule personne qui pouvait le renseigner sur ce point était Jerzy.

La « couverture » avait été tissée amoureusement. Du beau travail de désinformation… Roman Ziolek était une des « taupes » les mieux protégées de l’après-guerre. Pas une faille. Il s’était tenu tranquille pendant des années, occupant un poste au ministère de la Reconstruction.

Avec le recul du temps, on se rendait compte de la montée lente de la préparation. Au cours des dernières années, il y avait eu plusieurs tentatives de libéralisation. Des mouvements peu importants. Maintenant que le régime semblait se libéraliser, les gens du S.B. avaient dû penser que c’était le moment de frapper un grand coup. De ramasser d’un seul geste tous les opposants du pays grâce au catalyseur, Roman Ziolek. Depuis Katyn, c’était la plus grande opération de décapitation de l’opposition polonaise.

Malheureusement, Malko ne voyait aucun moyen pratique d’arrêter la machine infernale.

Même avec les informations dont il disposait.

Le caractère polonais était ouvert, confiant. Les jeunes avaient du mal à croire à une telle duplicité : trente ans.

Cyrus Miller leva les yeux de son dossier et dit d’une voix égale :

— Il y a une grande réunion sous la présidence de Roman Ziolek dans quatre jours. À Zelazowa Wola dans les environs de Varsovie. Une centaine de membres du Mouvement pour la défense des droits des citoyens. Les plus importants.

Il sembla à Malko que le bourdonnement électronique s’amplifiait dans ses oreilles. Cyrus Miller examinait son dossier d’un air innocent, les épaules voûtées, en fumant une Rothmans. Mais le bout de son nez pointu et rouge semblait agité d’un frémissement imperceptible…

— Je vois, dit Malko.

Inutile de faire préciser son idée à l’Américain. C’était lumineux comme une comète. Mais, à ce stade-là, il fallait l’obstination du désespoir pour s’accrocher. Malko essaya de s’installer plus commodément sur le siège inconfortable et passa en revue un certain nombre de problèmes. Tous plus insolubles les uns que les autres.

Le plus simple étant de s’endormir, là, en boule, comme un chat. Bercé par le ronronnement des déflecteurs électroniques. Mais, presque malgré lui, il s’était remis à réfléchir. Son cerveau était une petite bête indépendante dans son corps épuisé. Cyrus Miller l’observait par en dessous.

— J’irai lui demander, dit Malko.

Le chef de station de la C.I.A. approuva silencieusement de la tête. Il se trouvait, si Halina acceptait de collaborer, dans la situation désagréable d’un artificier allumant une mèche trop courte. L’objectif serait détruit et lui avec.

Il s’ébroua et se leva.

— Pour le moment je vais dormir, dit-il. Je suis incapable d’autre chose.

Miller arrêta les déflecteurs et sortit avec lui de la « cage ». En émergeant de l’ascenseur, ils se heurtèrent à trois hommes en train de lutter avec un énorme ordinateur, essayant de le faire entrer dans une pièce trop petite pour lui.

— Vous déménagez ? demanda Malko.

— Non, fit Cyrus Miller. On a fait venir pas mal de matériel par avion cargo. Un Hercules bourré de tout ce dont on avait besoin. Ici, on ne trouve rien.

Malko n’écoutait que d’une oreille.

— Je vais vous donner une voiture, dit Cyrus Miller. Je ne veux pas que vous tombiez endormi dans la rue.

* * *

Malko n’arrivait pas à sortir de son bain. L’eau chaude coulait depuis une heure et il avait encore froid. Sauf à l’intérieur où les brûlures de l’ammoniaque continuaient leurs ravages. Il s’était fait monter une bouteille de Vichy Saint-Yorre, inestimable trésor d’importation, qu’il avait bue pratiquement d’un trait. Le téléphone sonna, mais il se refusa à sortir de sa baignoire pour aller répondre. Il était trop bien. Si on était venu l’arrêter, il aurait demandé à être emmené en baignoire… Il recommença à se frotter avec son savon Jacques Bogart, humant avec délices l’odeur de la civilisation.

Les yeux fermés, il passa en revue la situation. Il ignorait comment le S.B. avait interprété sa disparition, mais les gens des services polonais devaient la lier à ses recherches. Ce qui les détournait d’Halina. Mais il était dans l’impasse. La seule personne qui pouvait l’en sortir, c’était Halina. Mais c’était comme aller lui demander de se suicider…

Il s’arracha enfin de l’eau chaude et s’étendit sur son lit en peignoir de bain après s’être arrosé de Jacques Bogart. De nouveau le téléphone. La voix enjouée et contrôlée de la pulpeuse Anne-Liese :

— Où étais-tu passé ?

— Avec une superbe Polonaise qui m’a mis sur les genoux, dit Malko.

Ce qui était presque vrai. Anne-Liese eut un petit rire sec.

— Ce n’est pas bien, tu m’as manqué. Tu sais que nous devions dîner ensemble hier soir…

— Je suis désolé, dit Malko.

— Je suis encore libre ce soir, proposa Anne-Liese. Malko retint une envie furieuse de l’envoyer promener, mais pensa soudain que la ligne était sûrement écoutée. C’était l’occasion rêvée.

— Écoute, dit-il, ce soir, je suis fatigué, j’ai pris froid et j’ai très mal à la gorge. Pourquoi pas demain ? Tu as encore du caviar ?

— Non, dit Anne-Liese.

— Alors, je vais aller en chercher ou en commander tout à l’heure. Et demain je serai plus en forme.

— Très bien, dit Anne-Liese. Repose-toi bien.

* * *

Maintenant, le S.B. savait que Malko allait acheter du caviar. Normalement, ils ne devraient pas trop s’intéresser à ce déplacement-là. Ragaillardi à cette idée, il entreprit de s’habiller. Le S.B. devait se demander où il avait pris ce mystérieux mal de gorge. Soudain, une idée particulièrement désagréable lui traversa l’esprit. Ceux qui le surveillaient pouvaient être tentés de se renseigner directement : en le lui demandant. Et pas forcément avec gentillesse.

Les pièces du puzzle se mirent en place tout à coup. Le rôle d’Anne-Liese devenait aveuglant. C’était le dernier coup d’échecs du S.B. Le mouvement qui devait mettre Malko échec et mat. Verrouiller l’opération.

Le plus drôle était que Malko ne pouvait pas éviter le piège sans déclencher une contre-mesure immédiate qui pouvait s’avérer brutale. Il allait être obligé d’entrer dans la gueule du loup et d’en sortir sur la pointe des pieds.

Exercice toujours périlleux. Pas pour le loup.

* * *

Il y avait encore plus de monde au bazar Rözyckiego. Les Polonais faisaient leurs provisions pour le week-end. Malko avançait au milieu d’un océan de chapkas et de casquettes poilues. Lorsqu’il aperçut Halina, son cœur se mit quand même à battre plus vite. Elle était en train d’envelopper des « babas » pour une femme en manteau de cuir. Malko attendit qu’elle eût terminé, s’intéressant à un éventaire de chaussures qui auraient fait honte aux Petites Sœurs des Pauvres.