«Comment voulez-vous que je ne sois pas découvert?
– Vous le serez peut-être; mais chaque heure gagnée a de l’importance. Avant tout, il nous faut un roi à Strelsau; sinon la ville est au pouvoir de Michel d’ici à vingt-quatre heures, et, alors, je ne donnerais pas grand-chose de la vie du roi ou tout au moins de son trône! Ami, vous ne pouvez pas hésiter.
– Admettez-vous qu’ils assassinent le roi?
– Ils l’assassineront sans aucun doute, si vous n’agissez pas.
– Et si le roi est mort déjà?
– Eh bien! vous êtes un Elphberg aussi authentique que le duc Noir lui-même, et vous régnerez sur la Ruritanie. Mais je ne crois pas que le roi soit mort, et ils ne le feront pas mourir tant que vous serez sur le trône. Le tuer, pourquoi? Pour vous faire la place nette?»
L’aventure était terriblement scabreuse, mille fois plus risquée que celle que nous avions déjà menée à bien. Toutefois, en écoutant Sapt, je reconnus que nous avions en main un ou deux forts atouts. Et puis, j’étais jeune, j’aimais les aventures, et la partie était tentante.
«Je finirai toujours par être démasqué.
– Qui sait? dit Sapt. Mais ne perdons pas un temps précieux. En route pour Strelsau! Nous serons pris comme des rats dans une souricière si nous tardons davantage.
– Bah! m’écriai-je. À la grâce de Dieu!
– Bravo! répondit-il. J’espère qu’ils nous auront laissé les chevaux. Je vais aller voir.
– Il faut aussi enterrer ce pauvre diable.
– Pas le temps! fit Sapt.
– Si, si, j’y tiens, je vous assure.
– Le ciel vous confonde! Comment! je vous fais roi, et… Après tout, faites comme vous voudrez! Tenez, occupez-vous de cela pendant que je vais chercher les chevaux. Vous ne pourrez pas le mettre en terre bien profondément, mais ça lui sera bien égal, je pense. Pauvre petit! c’était un brave et honnête serviteur.»
Il sortit, et, moi, je rentrai dans la cave. Je pris le pauvre Joseph dans mes bras, et le portai à travers le passage jusqu’auprès de la porte extérieure. Je le posai sur le seuil, réfléchissant qu’il me fallait trouver des outils pour exécuter ma besogne. À ce moment, Sapt reparut.
«Les chevaux sont là, le propre frère de celui qui vous a amené. Mais venez; vous pouvez vous dispenser de cette besogne.
– Je ne m’en irai pas avant qu’il soit enterré.
– Si, il faut s’en aller.
– Non, non, colonel Sapt, quand il me faudrait perdre la Ruritanie tout entière.
– Vous êtes fou, me dit-il. Venez voir!»
Il m’entraîna vers la porte. La lune commençait à décroître, ce qui ne m’empêcha pas d’apercevoir sur la route, à environ trois cents mètres, une compagnie d’hommes. Ils pouvaient être sept ou huit, dont quatre à cheval, le reste à pied; ils paraissaient chargés; je devinai qu’ils portaient des pelles et des pioches.
«Ils vous éviteront la peine que vous vouliez prendre, dit Sapt. Allons, venez.»
Il avait raison. C’était, sans nul doute, des hommes du duc Michel qui venaient faire disparaître les traces de leur sinistre besogne. Il n’y avait plus à hésiter. Soudain, un irrésistible désir s’empara de moi, et, montrant du doigt le corps du pauvre petit Joseph:
«Colonel! m’écriai-je, si nous essayions de le venger?
– Je vous vois venir. Vous ne voudriez pas qu’il partît pour l’autre monde tout seul. C’est un jeu bien risqué. Si Votre Majesté…
– Il faut que je leur dise un mot de ma façon.»
Sapt hésitait.
«Bah! dit-il enfin, ce n’est pas régulier; mais vous avez si bien fait votre devoir que vous méritez une petite récompense. Je vais vous dire ce qu’il faut faire pour ne pas les manquer.»
Il tira avec précaution le battant de la porte qui était resté ouvert, puis traversa la maison pour ressortir par la porte de derrière. Nos chevaux étaient là, tout prêts. Une allée de voitures fait le tour du pavillon.
«Votre revolver est chargé? demanda Sapt.
– Non, j’aime mieux me servir de mon épée, répondis-je.
– Mon garçon, vous m’avez l’air altéré, ce soir, grommela Sapt. Allons-y!»
Nous nous mîmes en selle, et, l’épée nue, nous attendîmes une ou deux minutes.
Bientôt nous entendîmes le craquement des fers des chevaux sur le gravier. La petite troupe s’arrêta, et un des hommes cria:
«Maintenant, qu’on aille le chercher!
– Voilà le moment!» me souffla Sapt.
Piquant des deux, nous eûmes bientôt fait le tour de la maison, et nous nous trouvâmes au milieu des misérables. Sapt m’a dit, depuis, qu’il avait descendu un homme, je le crois sur parole; pour l’instant, j’avais assez à m’occuper de mes propres affaires. D’un coup d’épée, je fendis la tête d’un soldat, monté sur un cheval bai; il tomba. Alors je me trouvai face à face avec une espèce de géant, tandis que j’en avais un autre à ma droite.
La position devenait intenable: d’un mouvement simultané, je pressai les flancs de ma bête et enfonçai mon épée dans le corps du géant. La balle de son revolver siffla à mon oreille: j’aurais juré qu’elle m’avait effleuré. Je voulus retirer mon épée; elle résista à mes efforts, et je dus l’abandonner pour galoper après Sapt, que j’apercevais à une vingtaine de mètres en avant.
De la main, je voulus faire un geste d’adieu, mais ma main retomba; je poussai un cri: une balle m’avait éraflé le doigt; le sang coulait. Le vieux Sapt se retourna sur sa selle. Un nouveau coup de feu partit sans nous atteindre, nous étions hors de portée.
Sapt se mit à rire.
«Ça doit bien en faire deux pour vous et un pour moi. Allons, allons! le petit Joseph ne voyagera pas tout seul.
– Une partie carrée», répliquai-je.
J’étais très surexcité, et n’éprouvais aucun remords.
«Ceux qui restent vont avoir de la besogne. Je voudrais bien savoir si on vous a reconnu.
– Ce grand diable d’animal m’a parfaitement reconnu. Au moment où je l’ai frappé, je l’ai entendu crier: «Le roi!»
– Bien, bien! Nous donnerons du fil à retordre au duc Noir avant d’en avoir fini.»
Nous nous arrêtâmes un moment pour panser mon doigt blessé, qui saignait abondamment et me faisait cruellement souffrir, l’os ayant été très contusionné. Après quoi, nous nous remîmes en marche, demandant à nos braves chevaux toute la célérité dont ils étaient capables. Maintenant que l’excitation de la lutte était tombée, nous restions sombres et silencieux. Le jour se leva, clair et glacé. Nous trouvâmes un fermier qui sortait du lit et à qui nous demandâmes de nous restaurer, nous et nos chevaux. Quant à moi, feignant un mal de dents, je dissimulai mon visage soigneusement. Nous reprîmes notre chemin, jusqu’à ce que Strelsau fût en vue. Il était huit heures, peut-être neuf, et les grilles de la ville étaient grandes ouvertes comme elles l’étaient toujours, à moins qu’un caprice du duc ou une intrigue ne les fît fermer. Nous rentrâmes, harassés de fatigue.
Les rues étaient plus calmes encore que lorsque nous les avions traversées à notre départ. Aussi arrivâmes-nous à la petite porte du palais sans avoir rencontré une âme. Nous trouvâmes le vieux serviteur de Sapt qui nous attendait.