Il me regarda un instant, puis alluma sa pipe.
J’étais, il est vrai, d’une humeur de dogue.
«Où que j’aille, continuai-je d’un ton bourru, je suis toujours escorté d’une demi-douzaine d’espions.
– Je le sais, parbleu! C’est moi qui les mets à vos trousses, répondit-il avec calme.
– Pourquoi?
– Mais, reprit Sapt, en lançant dans l’air des spirales de fumée bleue, parce que cela ferait les affaires du duc Noir si vous veniez à disparaître. Vous en moins, le jeu que nous avons interrompu recommencerait; au moins cela lui laisserait une chance.
– Je suis capable de prendre soin de moi.
– De Gautel, Bersonin et Detchard sont à Strelsau, et aucun d’eux, mon ami, n’hésiterait une seconde à vous couper la gorge; ils ne feraient pas plus de façons que je n’en ferais s’il s’agissait du duc Noir, et peut-être n’y mettraient-ils pas autant de formes que je suis disposé à en mettre. De qui est cette lettre?»
Je l’ouvris, et lus tout haut:
«Si le roi désire savoir ce qu’il lui importe beaucoup de savoir, qu’il fasse ce que cette lettre lui dira. Au bout de la grande avenue, il y a une maison cachée au milieu de jardins. La maison a un portique orné d’une nymphe. Un mur entoure les jardins. Dans ce mur, il y a une grille. À minuit, cette nuit, si le roi entre seul par cette grille, s’il prend à droite et fait une trentaine de pas, il trouvera un petit pavillon auquel on accède par six marches. S’il monte et s’il entre, il verra là une personne qui lui dira un secret de la dernière importance. Il y va de sa vie et de son trône. Cet avis lui vient d’un ami fidèle. Il faut qu’il soit seul. S’il néglige de se rendre à cet appel, il s’expose aux plus grands dangers. Qu’il ne montre cette lettre à personne: cela ne servirait qu’à perdre une femme qui lui est dévouée. Le duc Noir ne pardonne pas.»
«C’est vrai, fit observer Sapt, quand j’eus fini… Mais il est très capable de dicter une lettre de ce genre.»
Mon impression était conforme à celle de Sapt. J’allais jeter la lettre au panier quand j’aperçus quelques lignes écrites en travers, sur l’autre page, et qui m’avaient d’abord échappé.
«Ce n’est pas tout, dis-je.
«Si vous hésitez, disaient ces lignes, consultez le colonel Sapt…
– Ah! bah! fît celui-ci fort étonné. Me croit-elle plus fou que vous?»
Je lui fis signe de se taire.
«Demandez-lui quelle est la femme qui ferait tout au monde pour empêcher le duc d’épouser sa cousine, et par conséquent pour l’empêcher de devenir roi. Demandez-lui si son nom ne commence pas par un A.»
Je bondis hors de mon fauteuil.
Sapt posa sa pipe.
«Antoinette de Mauban! m’écriai-je.
– Comment savez-vous cela?» demanda Sapt. Je lui contai ce que je savais de la dame, et comment je le savais. Il acquiesça de la tête.
«Il est parfaitement vrai qu’elle a eu une explication orageuse avec Michel, dit-il pensif.
– Si elle voulait, elle pourrait nous servir, repris-je.
– Je crois pourtant que c’est Michel qui a dicté cette lettre.
– Moi aussi; mais je compte m’en assurer, et j’irai, Sapt.
– Non, c’est moi qui irai, dit-il.
– Oui, vous pouvez aller jusqu’à la grille.
– J’irai au pavillon.
– Que je sois pendu si je vous laisse ce soir», dis-je. Je me levai et me campai, le dos à la cheminée.
«Sapt, j’ai confiance en cette femme et j’irai, Sapt.
– Je n’ai confiance en aucune femme, reprit Sapt, et vous n’irez pas.
– Ou j’irai ce soir au pavillon, ou je repars pour l’Angleterre.»
Sapt commençait à savoir jusqu’où il pouvait tendre la corde, et quand il fallait céder.
«Nous jouons à contre-mesure, repris-je, et nous perdons notre temps. Chaque jour qui passe augmente les risques: risque, pour le roi, d’être assassiné; risque, pour moi, d’être découvert. C’est trop dangereux! Sapt, il faut risquer le tout pour le tout.
– Comme vous voudrez!» fit-il, avec un soupir.
Bref, le soir même, à onze heures et demie, Sapt et moi, nous montions à cheval.
Fritz, laissé de garde au palais, ne fut pas instruit de notre destination.
La nuit était très sombre. Je n’avais pas d’épée; mais je m’étais muni d’un revolver, d’un long couteau et d’une lanterne sourde.
Nous arrivâmes devant la grille. Je mis pied à terre.
Sapt me tendit la main.
«J’attendrai ici, dit-il. Si j’entends un coup de feu, je…
– Ne bougez pas; c’est la dernière chance du roi. Il ne faut pas qu’il vous arrive malheur aussi.
– Vous avez raison; bonne chance!»
Je poussai la petite porte; elle céda, et je me trouvai au milieu de taillis incultes. Je vis un sentier herbu; je le pris sur la droite, selon les instructions que j’avais reçues, et je le suivis en marchant avec précaution… Ma lanterne était fermée et je tenais mon revolver à la main. Tout était silencieux.
Tout à coup, je vis surgir devant moi, dans la nuit, une grande ombre noire. C’était le pavillon. Je gravis les quelques marches et me trouvai en face d’une petite porte de bois vermoulu qui pendait sur ses gonds. Je la poussai, et entrai.
Une femme se précipita au-devant de moi, et s’empara de ma main.
«Fermez la porte», souffla-t-elle.
J’obéis, et braquai sur elle le rayon de ma lanterne. Elle était en grande toilette décolletée, ce qui faisait valoir sa taille superbe; le visage était très beau. Nous nous trouvions dans une petite pièce nue, meublée seulement de quelques chaises et d’une petite table de fer comme celles sur lesquelles on sert le café dans un jardin, ou que l’on voit à la porte des restaurants.
«Pas un mot! dit-elle, le temps nous presse. Écoutez-moi. Je vous connais, monsieur Rassendyll. C’est moi qui vous ai écrit cette lettre, sur l’ordre du duc.
– C’est bien ce que j’avais pensé.
– Dans vingt minutes, trois hommes seront ici pour vous tuer.
– Trois! Les trois?
– Oui, il ne faut pas les attendre. Si vous tardez, c’en est fait de vous.
– À moins que je ne me débarrasse de mes ennemis.
– Écoutez, écoutez! Une fois mort, on portera votre corps dans quelque quartier mal famé de la ville. C’est là qu’on le trouvera. Michel alors fera arrêter tous vos amis, le colonel Sapt et le capitaine von Tarlenheim en premier, proclamera l’état de siège à Strelsau et enverra un message à Zenda, où les trois autres acolytes sont chargés d’assassiner le roi. Le duc se fait reconnaître roi, ou, s’il ne se sent pas assez fort, il fait reconnaître la princesse.
«De toute façon, il l’épouse et devient roi de fait et bientôt de nom. Comprenez-vous?
– C’est un joli complot. Mais pourquoi vous, madame…?
– Que j’agisse par charité ou par jalousie, qu’importe, mon Dieu? Me faudra-t-il voir ce mariage? Maintenant, partez et rappelez-vous ceci – c’était surtout cela que j’avais à vous dire – c’est que toujours et partout, le jour comme la nuit, vous êtes en danger. Trois hommes déterminés, incapables de pitié, vous guettent, montent la garde autour de vous. Trois autres hommes guettent les premiers. Les sbires de Michel ne vous perdent jamais de vue. Si une fois ils vous trouvaient seul, c’en serait fait de vous! Maintenant, partez. Non, attendez; la porte doit être déjà gardée à cette heure. Descendez doucement: au-delà du pavillon, à cent mètres environ contre le mur, vous trouverez une échelle. Escaladez le mur et fuyez.