Sapt se découvrit, et nous attendîmes. Flavie, serrée contre moi, avait posé sa main sur mon bras.
«C’est sans doute un des gentilshommes tués dans la bagarre», dit-elle.
Je fis signe au groom.
«Allez demander qui ils escortent», fis-je.
Le groom s’adressa d’abord aux serviteurs, puis, au gentilhomme à cheval qui accompagnait le convoi.
«C’est Rupert de Hentzau», fit Sapt à voix basse.
C’était, en effet, Rupert. Il fit signe au cortège de s’arrêter, et s’avança au trot vers nous. Il était en redingote, étroitement boutonnée. Son aspect était fort sombre et il me salua avec les marques du plus profond respect. Sapt, en le voyant approcher, eut un geste qu’il ne put réprimer – le geste de prendre son revolver – et qui fit sourire le coquin.
«Votre Majesté a fait demander qui nous escortions? Hélas! c’est mon pauvre ami Albert de Laengram.
– Personne, monsieur, ne regrette plus que moi cette malheureuse affaire. Mon ordonnance, que j’entends faire respecter, en est bien la preuve.
– Pauvre homme!» fit Flavie de sa voix douce.
Je vis les yeux de Rupert s’allumer, tandis qu’ils se posaient sur la princesse, et je me sentis rougir: il m’était odieux de supporter que le regard de ce misérable l’effleurât seulement.
«Je remercie Votre Majesté de ses bonnes paroles, répondit-il. Je pleure mon ami, et pourtant, Sire, ce ne sera pas le dernier; d’autres iront le rejoindre où il repose.
– C’est une vérité que personne d’entre nous ne doit oublier, répliquai-je.
– Même les rois, Sire», continua Rupert d’un ton prêcheur.
J’entendais Sapt qui sacrait tout bas à mes côtés.
«Vous avez parfaitement raison. Et comment va mon frère?
– Il est mieux, Sire.
– J’en suis ravi.
– Il espère pouvoir sous peu rentrer à Strelsau; sa santé le lui permettra bientôt, je pense.
– Cette convalescence est bien longue!
– Quelques petites misères encore, répondit l’insolent personnage de l’air le plus gracieux du monde.
– Veuillez l’assurer, dit Flavie à son tour, que je souhaite qu’il en voie bientôt la fin.
– Je m’associe humblement au vœu que daigne faire Votre Altesse Royale», répondit Rupert.
Je saluai, et Rupert, s’inclinant très bas, faisant faire volte-face à son cheval, donna ordre au cortège de se remettre en marche. Tout à coup, poussé par je ne sais quel instinct, je piquai des deux et je le rejoignis. Il se retourna vivement, craignant, en dépit de la présence du mort et de celle de la princesse, que je n’eusse de mauvaises intentions à son égard.
«Vous vous êtes battu en brave, l’autre nuit, lui dis-je. Vous êtes jeune. Eh bien! je vous promets que, si vous remettez votre prisonnier sain et sauf entre nos mains, il ne vous arrivera aucun mal.»
Il me regarda avec un sourire ironique; puis, tout à coup, se rapprochant de moi:
«Je ne suis pas armé, dit-il, et le vieux Sapt, de là-bas me descendrait sans la moindre difficulté.
– Je suis sans inquiétude, fis-je.
– Je le sais bien, pardieu! s’écria-t-il. Écoutez, je vous ai fait une fois une proposition au nom du duc.
– Ne me parlez pas du duc Noir, m’écriai-je.
– Cette fois, ce n’est pas au nom du duc que je parle, c’est au mien.»
Il baissait la tête.
«Attaquez le château hardiment; que Sapt et Tarlenheim conduisent l’assaut.
– Après?
– Fixons l’heure tout de suite.
– Vous me croyez donc une grande confiance en vous?
– Bah! Je suis très sérieux pour l’instant. Sapt et Fritz seront tués, le duc Noir aussi.
– Comment?
– Oui, le duc Noir sera tué comme un chien qu’il est; le prisonnier, puisque c’est ainsi que vous l’appelez, s’en ira en enfer par l’échelle de Jacob, vous la connaissez, n’est-ce pas? Il ne restera que deux hommes vivants: moi, Rupert Hentzau, et vous, le roi de Ruritanie!»
Il s’arrêta; puis, d’une voix qui tremblait un peu, tant son ardeur était grande, il ajouta rapidement:
«Voyons, la partie n’est-elle pas tentante? Un trône et la princesse! Pour moi, disons une bague au doigt et la reconnaissance de Votre Majesté.
– Certainement, m’exclamai-je, aussi longtemps que vous serez sur terre, il y aura un cachot pour vous.
– Eh bien! songez-y, dit-il. Et, vous savez, cela vaudrait bien qu’on passât sur un scrupule ou deux…»
Et, me faisant un profond salut, il piqua des deux et, eut bientôt rattrapé le cortège funèbre qui s’éloignait.
Pendant que je rejoignais mes deux compagnons, je réfléchissais à l’étrange caractère de cet homme. J’ai connu bien des scélérats, mais des scélérats de cette trempe sont rares heureusement. Si son sosie existe quelque part, Dieu veuille qu’il soit pendu haut et court!
«Ce Rupert Hentzau est un bien beau garçon», dit Flavie.
Elle ne pouvait l’avoir pénétré, l’ayant vu là pour la première fois, et pourtant son observation me donna de l’humeur, et aussi la pensée qu’elle eût pu supporter sans déplaisir les regards de cet homme.
«Il avait l’air d’avoir du chagrin de la mort de son ami, reprit-elle.
– Il en aura plus encore quand ce sera son tour», remarqua Sapt.
Je ne me déridais pas. Je continuais à bouder, ce qui était fort déraisonnable, je n’en disconviens pas. Je restai sombre tout le reste de la promenade.
Comme nous rentrions à Tarlenheim, le jour commençait à tomber; Sapt, par précaution, avait pris l’arrière-garde.
Un domestique vint au-devant de moi et me remit une lettre sans suscription.
«Vous êtes sûr que c’est pour moi? demandai-je.
– Oui, Sire; l’homme qui l’a apportée a bien recommandé qu’on la remît à Votre Majesté.»
Je l’ouvris:
«Jean vous portera ceci de ma part. Souvenez-vous que je vous ai donné un bon conseil. Au nom de Dieu, si vous êtes un vrai gentilhomme, tirez-moi de ce repaire de meurtriers!
«A. de M.»
Je tendis le billet à Sapt, mais tout ce que cet appel déchirant tira de cette âme de vieux dur-à-cuire fut cette réflexion, pleine de bon sens du reste:
«Qui l’a obligée d’y aller?»
Cependant, et peut-être parce que je ne me sentais pas moi-même sans reproche, je me permis, en dépit du rigorisme de Sapt, de plaindre de tout mon cœur la pauvre Antoinette de Mauban.
XVI Notre plan de bataille
Comme je m’étais montré à cheval dans les rues de Zenda, que j’y avais causé ouvertement avec Rupert Hentzau, il était difficile de soutenir plus longtemps mon rôle de malade. Les conséquences de ce nouvel état de choses ne tardèrent pas à se faire sentir; l’attitude de la garnison de Zenda changea; on ne voyait que fort peu d’hommes dehors, et, chaque fois que quelques-uns des miens s’aventuraient du côté du château, ils remarquaient que l’on y exerçait la plus minutieuse surveillance. Si touché que je fusse de l’appel de Mme de Mauban, j’étais aussi impuissant à lui venir en aide que je l’avais été à délivrer le roi. Michel me bravait: bien qu’on l’eût rencontré plusieurs fois aux environs, avec plus de mépris des apparences qu’il n’en avait témoigné jusque-là, il ne prenait même pas la peine de faire ses excuses de n’être pas venu présenter ses hommages au roi.