Si elle mit ses projets à exécution, je ne l’ai jamais su; mais, comme je ne l’ai plus jamais rencontrée, et n’ai obtenu aucune nouvelle d’elle depuis lors, il est probable qu’elle fit comme elle avait dit. Il n’y a pas de doute qu’elle eût été très attachée au duc de Strelsau: et sa conduite, au moment de sa mort, prouve que la révélation du véritable caractère de cet homme ne suffit pas à déraciner de son cœur l’affection qu’elle lui portait.
Il me restait une bataille à livrer, bataille qui, je le savais, devait se terminer pour moi par une déroute complète. Ne revenais-je pas de mon voyage en Tyrol sans avoir pris la moindre note sur ses habitants, sur ses institutions, sur son aspect, sa faune, sa flore, que sais-je?
N’avais-je pas tout simplement gaspillé mon temps de la façon qui m’était habituelle, c’est-à-dire à ne rien faire? Tel était l’aspect sous lequel la question, j’étais obligé d’en convenir moi-même, se présenterait à ma chère belle-sœur; et, contre un verdict basé sur ces apparences, je n’avais véritablement rien à objecter.
On peut aisément se représenter mon arrivée à Park-Lane, et mon air humble, mes attitudes de chien battu. Somme toute, le premier choc ne fut pas aussi terrible que je l’avais craint. Je n’avais pas, il est vrai, fait ce que désirait Rose; mais j’avais fait ce qu’elle avait prédit. Elle avait assuré que je ne prendrais pas une seule note, que je ne réunirais pas le moindre document. Mon frère, au contraire, avait eu la faiblesse de soutenir que cette fois il était convaincu que j’aurais très sérieusement travaillé.
Lorsque je revins les mains vides, Rose fut si occupée de triompher de son mari qu’elle se contenta de me faire des reproches sur ce que je n’avais pas pris la peine d’avertir mes amis de mes faits et gestes.
«Nous avons fait tout au monde pour vous découvrir, dit Rose.
– Je le sais; nos ambassadeurs en perdaient le sommeil; George Featherly m’a conté cela. Mais pourquoi vous tourmenter ainsi? Est-ce que je ne suis pas assez grand pour prendre soin de moi?
– J’avais à vous écrire, fit-elle avec impatience. Sir Jacob Borrodaile, vous savez, est nommé ambassadeur, ou plutôt sa nomination paraîtra d’ici un mois, et il m’avait fait dire qu’il espérait que vous l’accompagneriez dans son nouveau poste.
– Où va-t-il?
– Il remplace lord Topham à Strelsau, dit-elle. Impossible d’avoir une situation plus agréable, en dehors de Paris.
– Strelsau! Hum! fis-je en jetant un regard à mon frère.
– Bah! qu’est-ce que cela peut faire? reprit-elle avec impatience. Vous irez, n’est-ce pas?
– Ma foi, je n’en ai guère envie.
– Oh! vous êtes par trop exaspérant!
– Je ne crois pas réellement que je puisse aller à Strelsau. Voyons, ma chère Rose, trouveriez-vous convenable?…
– Qui est-ce qui se souvient à l’heure qu’il est de cette histoire?»
Là-dessus, je tirai de ma poche une photographie du roi de Ruritanie, laquelle avait été faite environ deux mois avant son avènement au trône.
«Peut-être n’avez-vous jamais vu un portrait de Rodolphe V? Ne croyez-vous pas que cela réveillerait bien des souvenirs si je paraissais à la cour de Ruritanie?»
Ma belle-sœur examina la photographie, puis me regarda. «Ô mon Dieu!»
Et elle laissa tomber la photographie sur la table.
«Qu’en dis-tu, Bob?» demandai-je.
Burlesdon se leva, et alla au fond de la pièce chercher un journal.
Il revint, tenant un numéro du London News illustré. Ce journal contenait une grande gravure représentant la cérémonie du couronnement de Rodolphe V dans la cathédrale de Strelsau. Il mit la gravure et la photographie côte à côte. Assis devant la table, je les comparais, je regardais, et j’oubliais tout.
Mes yeux allaient de ma propre image à celle de Sapt, de Strakencz, à la robe de pourpre du Cardinal, au visage du duc Noir, à la silhouette altière de la princesse assise à son côté. Je regardais, longtemps, ardemment.
Mon frère, en posant sa main sur mon épaule, me tira de ma rêverie. Il me regardait, et je lisais dans ses yeux un doute, une question.
«La ressemblance est extraordinaire, comme vous pouvez voir, dis-je, et, vraiment, je crois que je ferai mieux de ne pas aller en Ruritanie.»
Rose, quoique ébranlée, ne voulait pas lâcher pied.
«Bah! c’est une défaite, fit-elle avec mauvaise humeur. Vous ne voulez rien faire. Sans quoi vous pourriez devenir ambassadeur.
– Je n’ai jamais songé à devenir ambassadeur, dis-je.
– Oh! c’est plus que vous n’en pourriez faire», riposta-t-elle.
C’était la vérité pure, et pourtant j’avais été bien plus que cela. Comment l’idée de devenir ambassadeur eût-elle pu m’éblouir? N’avais-je pas été roi?
Lorsque ma jolie belle-sœur, de fort mauvaise humeur, nous eut quittés, Burlesdon alluma une cigarette, et me regarda de nouveau de la même façon interrogative.
«Cette gravure, dans le journal…, commença-t-il.
– Prouve que le roi de Ruritanie et votre humble serviteur se ressemblent comme deux gouttes d’eau.»
Mon frère secoua la tête. Ce n’était pas là, évidemment, ce qu’il avait voulu dire.
«C’est vrai, et pourtant il me semble que j’aurais vu tout de suite que cette photographie n’était pas la tienne. Il me semble qu’il y a entre la photographie et la gravure une petite différence. Je ne saurais dire en quoi elle consiste: elles sont très semblables, et pourtant…
– Pourtant?
– La gravure te ressemble encore davantage.
– Eh bien! moi, répondis-je hardiment, je trouve que la photographie est plus ressemblante. Quoi qu’il en soit, Bob, je ne veux pas aller à Strelsau.
– Non, non, tu ne dois pas y aller.»
Soupçonne-t-il quelque chose? A-t-il quelques lueurs de la vérité? Je n’en sais rien. Si oui, il ne m’en a rien dit et, ni lui ni moi, ne faisons jamais allusion à cette affaire. Sir Jacob Borrodaile a dû trouver un autre attaché.
Depuis que les événements que je viens de conter se sont passés, j’ai mené la vie la plus calme dans une petite maison que j’avais louée à la campagne. Tout ce qui intéresse les hommes dans ma position sociale, ambition, plaisirs, n’a pour moi aucune espèce d’attrait. Lady Burlesdon désespère complètement de pouvoir rien faire de moi; mes voisins me traitent de rêveur, de paresseux, de sauvage. Je suis encore tout jeune pourtant et, de temps en temps, je m’imagine que mon rôle en ce monde n’est pas fini; qu’un jour, d’une façon ou d’une autre, je me trouverai encore mêlé à de grandes choses, que j’aurai à traiter des affaires d’État, à me mesurer avec des ennemis, à réunir toutes mes forces pour combattre le bon combat, et frapper d’estoc et de taille.
Telle est la trame de mes pensées lorsque, mon fusil ou une canne à la main, je vagabonde à travers les bois ou le long du fleuve. Ce songe s’achèvera-t-il? Je ne puis le dire. Encore moins puis-je dire si la scène, dont je garderai éternellement la mémoire, sera celle aussi de mes nouveaux exploits. En tout cas, j’aime à penser que, une fois encore, je traverse la foule qui me salue dans les rues de Strelsau, ou que je me trouve à l’ombre du triste donjon de Zenda.