Sapt se mit à rire.
«Ça doit bien en faire deux pour vous et un pour moi. Allons, allons! le petit Joseph ne voyagera pas tout seul.
– Une partie carrée», répliquai-je.
J’étais très surexcité, et n’éprouvais aucun remords.
«Ceux qui restent vont avoir de la besogne. Je voudrais bien savoir si on vous a reconnu.
– Ce grand diable d’animal m’a parfaitement reconnu. Au moment où je l’ai frappé, je l’ai entendu crier: «Le roi!»
– Bien, bien! Nous donnerons du fil à retordre au duc Noir avant d’en avoir fini.»
Nous nous arrêtâmes un moment pour panser mon doigt blessé, qui saignait abondamment et me faisait cruellement souffrir, l’os ayant été très contusionné. Après quoi, nous nous remîmes en marche, demandant à nos braves chevaux toute la célérité dont ils étaient capables. Maintenant que l’excitation de la lutte était tombée, nous restions sombres et silencieux. Le jour se leva, clair et glacé. Nous trouvâmes un fermier qui sortait du lit et à qui nous demandâmes de nous restaurer, nous et nos chevaux. Quant à moi, feignant un mal de dents, je dissimulai mon visage soigneusement. Nous reprîmes notre chemin, jusqu’à ce que Strelsau fût en vue. Il était huit heures, peut-être neuf, et les grilles de la ville étaient grandes ouvertes comme elles l’étaient toujours, à moins qu’un caprice du duc ou une intrigue ne les fît fermer. Nous rentrâmes, harassés de fatigue.
Les rues étaient plus calmes encore que lorsque nous les avions traversées à notre départ. Aussi arrivâmes-nous à la petite porte du palais sans avoir rencontré une âme. Nous trouvâmes le vieux serviteur de Sapt qui nous attendait.
Une fois entrés, nous nous rendîmes dans le cabinet de toilette. Nous y trouvâmes Fritz qui, tout habillé, dormait sur un sofa. Notre arrivée le tira de son sommeil, et, avec un cri joyeux, il se jeta à genoux devant moi.
«Dieu soit loué, Sire! Dieu soit loué! vous êtes sain et sauf», criait-il, prenant ma main pour la baiser.
Le vieux Sapt se frappa la cuisse d’un air enchanté.
«Bravo! mon garçon, bravo! Allons, ça marchera.»
Fritz leva les yeux, étonné.
«Vous êtes blessé, Sire! s’écria-t-il.
– Seulement une égratignure… mais…»
Je m’arrêtai. Fritz se releva et, me tenant toujours par la main, m’examina des pieds à la tête. Puis, tout à coup, il recula.
«Où est le roi? Où est le roi? demanda-t-il.
– Chut! chut! Vous êtes fou, siffla Sapt, pas si haut! N’est-ce pas là le roi?»
Quelqu’un frappait à la porte. Sapt me saisit par le poignet.
«Vite, vite, dans votre chambre. Enlevez vos bottes, fourrez-vous dans votre lit.»
Je fis ce qu’il m’ordonnait. Quelques moments plus tard, Sapt, entrouvrant la porte, introduisait un jeune seigneur qui, s’inclinant fort bas, s’approcha de mon lit, et m’informa qu’il appartenait à la maison de la princesse Flavie, que Son Altesse l’avait envoyé pour s’enquérir de la santé de Sa Majesté.
«Mes plus sincères remerciements à ma belle cousine, répondis-je, et dites à Son Altesse Royale que je ne me suis jamais mieux porté de ma vie.
– Le roi, ajouta le vieux Sapt qui, j’ai le regret de le dire, avait du goût pour le mensonge, a dormi d’un somme toute la nuit.»
Le jeune gentilhomme sortit en faisant force saluts. La comédie était jouée. Le visage décomposé de Fritz von Tarlenheim nous rappela bien vite au sentiment de la réalité.
«Est-ce que le roi est mort? demanda-t-il, d’une voix étranglée.
– Non, Dieu merci! répondis-je. Mais il est aux mains du duc Noir.»
VIII En rivalité avec le duc de Strelsau
Si la vie d’un vrai roi n’est point une sinécure, je puis certifier que celle d’un pseudo-roi n’en est pas une non plus.
Le lendemain, dans la matinée, pendant plus de trois heures, Sapt me fit la leçon, m’expliquant ce que je devais savoir; puis vint le déjeuner en tête à tête avec Sapt, où j’appris que le roi ne prenait jamais que du vin blanc et détestait la cuisine épicée.
Après le déjeuner, entrevue avec le chancelier, qui dura également trois heures; je lui expliquai que la blessure de mon doigt (cette balle nous fut d’un grand secours) m’empêchait d’écrire. Grand trouble du digne chancelier! Que faire? Impossible de se passer de la signature royale. À là fin, à force de chercher, on finit par découvrir un précédent. Et il fut décidé que je mettrais une croix au bas des actes, laquelle serait solennellement certifiée par le chancelier. Pour finir, visite de l’ambassadeur de France. Mon ignorance du cérémonial était ici de peu d’importance, le roi n’étant guère plus instruit que moi dans cet ordre de choses. Quel soupir de soulagement je poussai quand je me retrouvai seul à la fin de la journée! Je sonnai mon domestique et me fis apporter un verre de soda, déclarant à Sapt que j’aspirais à un peu de repos. Fritz von Tarlenheim, qui était là, leva les bras au ciel.
«Du repos! mais nous avons déjà perdu un temps précieux! Nous devrions, à l’heure qu’il est, nous être débarrassés de Michel.
– Tout doux, mon fils, reprit Sapt, fronçant les sourcils. Ce serait certainement une grande jouissance, mais elle pourrait nous coûter cher. Michel, avant de tomber, aurait soin de faire périr le roi: il ne le laisserait pas vivant.
– Tant que le roi est ici, repris-je, qu’il est à Strelsau sur son trône, quel grief peut-il y avoir contre son cher frère Michel?
– Alors, nous n’allons rien faire?
– Nous n’allons rien faire de maladroit, dit Sapt.
– Notre situation, repris-je, a cela de particulier que la vie de l’un répond de la vie de l’autre, et, qu’ennemis jurés, nous sommes par intérêt personnel forcés de nous ménager l’un l’autre. Je ne peux risquer la vie de Michel sans exposer la mienne.
– Et le roi? interrompit Sapt.
– Michel se perd s’il essaye de me perdre.
– Très joli! fit le vieux Sapt.
– Si je suis reconnu, continuai-je alors, je n’hésite pas, j’avoue tout et je me bats avec le duc; mais, pour le moment, j’attends qu’il me donne le signal.
– Trois des Six sont à Strelsau, reprit Fritz.
– Non, dit Sapt.
– Je vous affirme que trois des Six sont à Strelsau.
– Trois seulement, vous en êtes sûr? interrogea Sapt vivement.
– Absolument sûr.
– Alors le roi est vivant, et les trois autres sont de garde auprès de lui? s’écria Sapt.
– C’est évident! dit Fritz, dont le visage s’illumina. Si le roi était mort et enterré, ils seraient tous ici auprès de Michel.
– De grâce, messieurs, interrompis-je, apprenez-moi quels sont ces mystérieux Six?
– Je ne doute pas que vous ne fassiez promptement leur connaissance, dit Sapt. Ce sont six individus de la maison de Michel, qui lui appartiennent corps et âme: trois Ruritaniens, un Français, un Belge et un compatriote à vous. Tous sont prêts à tuer et à se faire tuer pour Michel.
– Peut-être serai-je celui-là, fis-je.