Nous espérions qu’en entendant le nom de Hentzau, le duc, furieux, s’élancerait hors de ses appartements et tomberait aux mains de Sapt.
Mais les appels désespérés continueraient encore; mes hommes baisseraient le pont-levis. Il serait étrange que Rupert, s’entendant appeler par cette voix, ne sortît pas de sa chambre et ne cherchât pas à traverser le pont. De Gautel serait ou ne serait pas avec lui. Il fallait nous en rapporter au hasard pour tout cela.
Au moment où Rupert mettrait le pied sur le pont-levis, je ferais mon apparition…
Non pas que je fusse demeuré inactif jusque-là; j’aurais, au contraire, commencé bien avant les autres, par une nouvelle expédition à la nage dans le fossé: mais, cette fois, j’aurais eu soin, pour le cas où je me sentirais fatigué, de me munir d’une petite échelle légère, grâce à laquelle je pourrais me reposer étant dans l’eau et en sortir aisément. Je comptais la dresser contre le mur, à côté du pont-levis, et, quand on l’aurait baissé, me mettre en faction sur mon échelle. Ce serait bien le diable, moi étant là, si Rupert ou de Gautel traversaient le pont sans qu’il leur arrivât malheur. Vive Dieu! Il faudrait que la malchance me poursuivît! Eux morts, il ne resterait que deux de nos ennemis vivants; ces deux-là, il fallait compter, pour nous en débarrasser, sur la confusion que nous aurions causée par notre brusque attaque.
Nous serions alors en possession des clefs du cachot où l’on détenait le roi. Peut-être ses deux gardiens s’élanceraient-ils dehors au secours de leurs amis; c’était une chance à courir. S’ils exécutaient strictement leur consigne, la vie du roi dépendait du plus ou moins de rapidité que nous mettrions à enfoncer la porte. Je demandais au ciel que ce fût Detchard et non Rupert qui fût de garde ce jour-là. Bien que Detchard eût du sang-froid et du courage, il n’avait ni l’audace, ni la résolution de Rupert; de plus, il était sincèrement attaché au duc Noir, et c’était le seul; il se pourrait qu’il laissât Bersonin auprès du roi, et courût rejoindre ceux des siens qui se battraient.
Tel était mon plan, plan désespéré. Et, afin que notre ennemi fût entretenu le mieux possible dans son sentiment de sécurité, je donnai des ordres pour que Tarlenheim fût brillamment illuminé du haut en bas, comme si nous étions en pleines réjouissances, et qu’il en fût ainsi toute la nuit avec de la musique et un grand mouvement d’invités. Strakencz serait là avec mission de cacher notre départ, s’il le pouvait, à Flavie. Et, si nous n’étions pas revenus le matin, il devait marcher ouvertement avec ses troupes sur le château et y réclamer la personne du roi. Au cas où le duc Noir ne s’y trouverait pas – et je prévoyais que dans ces conditions-là il n’y serait plus – le maréchal emmènerait Flavie aussi rapidement que possible à Strelsau, et y proclamerait la trahison du duc Noir ainsi que la mort probable du roi; puis il rallierait tous les honnêtes gens autour de la bannière de la princesse. Et, à dire vrai, c’est ce qui me semblait, selon toute apparence, devoir arriver. Car j’avais les plus grandes appréhensions, et ne croyais pas que ni le duc Noir, ni le roi, ni moi, eussions grandes chances de voir le soleil se lever le lendemain.
Mais, après tout, si le duc était tué, et si moi, l’imposteur, le comédien, après avoir tué Rupert Hentzau de ma propre main, je trouvais la mort, la Destinée n’aurait pas maltraité la Ruritanie, même en lui prenant son roi, et, quant à moi, je n’étais pas disposé à me révolter contre le rôle qu’elle me préparait.
Il était tard lorsque nous levâmes la séance où nous avions arrêté les dernières mesures de l’expédition. Je me rendis chez la princesse. Je la trouvai triste et préoccupée, et, lorsque je la quittai, elle se jeta à mon cou, me passa au doigt un anneau. À l’annulaire, je portais une bague avec le sceau royal, et au petit doigt, un simple cercle d’or, sur lequel était gravée cette devise de notre famille: Nil quæ feci. Sans parler, je pris cette petite bague et la mis à mon tour au doigt de la princesse, en lui faisant signe de me laisser partir.
Et elle, comprenant, s’écarta, et me regarda les yeux pleins de larmes.
«Que cette bague ne quitte jamais votre doigt quand vous serez reine, même si vous en portez une autre, lui dis-je.
– Je la porterai jusqu’à ma mort, et même après», dit-elle.
Et elle baisa la bague.
XVII Divertissements nocturnes de Rupert
La nuit se leva calme et claire. J’avais, demandé au ciel de la pluie, un mauvais temps comme celui que j’avais eu lors de ma première expédition dans le fossé, mais la Providence ne m’avait point exaucé.
J’espérais toutefois qu’en longeant le mur, en ayant bien soin de rester dans l’ombre, je pourrais éviter d’être aperçu des fenêtres du château qui donnaient de ce côté. S’ils surveillaient l’étang, mon plan devait échouer; mais il n’y avait pas d’apparence qu’ils le fissent. Ils avaient mis l’échelle de Jacob à l’abri de toute attaque. Jean avait lui-même aidé à la fixer solidement à la maçonnerie par sa face inférieure, de sorte qu’il était impossible de l’ébranler ni par-dessous ni par-dessus. Une tentative au moyen d’explosifs ou une attaque avec des pieux eût pu seule la déplacer, mais le bruit qui en résulterait dans les deux cas rendrait le procédé impraticable. Dans ces conditions, qu’eût pu faire un homme dans l’étang? Il était évident que Michel, se posant cette question à lui-même, eût répondu lui aussi: «Rien». À supposer même que Jean nous trahît, il ne pouvait guère nous nuire, ne connaissant pas mon plan. Il devait croire très certainement que j’arriverais à la tête de mes amis devant la porte principale du château.
«C’est là, dis-je à Sapt, que sera le danger… Et c’est là, continuai-je, que vous serez.»
Mais cela ne lui suffisait pas. Il désirait ardemment venir avec moi, et m’aurait certainement suivi si je n’avais refusé catégoriquement de l’emmener. Un seul homme peut, à la rigueur, passer inaperçu: doubler ce nombre, c’est plus que doubler les risques. Et, quand il s’aventura à me faire entendre, une fois de plus, que ma vie était trop précieuse, sachant la pensée secrète à laquelle il se cramponnait, je le fis taire sévèrement, l’assurant que, si le roi devait trouver la mort cette nuit-là, la prochaine aurore ne me compterait plus au nombre des vivants.
À minuit, le détachement que conduisait Sapt quitta le château de Tarlenheim, prenant sur la droite, par des routes détournées, afin d’éviter la ville de Zenda.
Si tout se passait sans incidents, Sapt et ses hommes devaient arriver devant le château vers deux heures moins un quart, après avoir laissé leurs chevaux à un demi-mille environ. Massés sans bruit devant l’entrée, ils avaient ordre de se tenir prêts pour le moment où l’on ouvrirait la porte. Si, à deux heures, la porte n’avait pas été ouverte, Fritz ferait le tour du château, pour arriver par l’autre côté, où je serais, si toutefois j’étais encore en vie; nous verrions alors si nous devions tenter l’assaut de vive force. S’il ne m’y trouvait pas, il était convenu qu’ils retourneraient en toute hâte à Tarlenheim réveiller le maréchal, et marcher en nombre sur Zenda. Car, si je n’étais pas au rendez-vous, c’est que je serais mort, et, moi mort, le roi n’avait pas cinq minutes à vivre.