«Elle vous a envoyé chercher. Une fois l’entrevue terminée, venez me retrouver à l’entrée du pont, je vous y attendrai.
– Que me veut-elle?» demandai-je, la respiration haletante.
Il secoua la tête.
«Est-ce qu’elle sait tout?
– Oui, tout.»
Il ouvrit une porte, et, me poussant doucement en avant, la referma derrière moi.
Je me trouvais dans un petit salon, richement et élégamment meublé. D’abord je crus que j’étais seul, car la lumière que répandaient deux mauvaises bougies sur la cheminée était assez faible. Mais bientôt je discernai la silhouette d’une femme près de la fenêtre. Je reconnus que c’était la princesse. Je m’avançai, mis un genou en terre, pris la main qui pendait à son côté, et la portai à mes lèvres. Elle ne parla ni ne remua. Je me redressai alors, et, dans la pénombre que mes yeux ardents arrivaient à percer, j’aperçus son visage pâle et le reflet de ses cheveux d’or, et, avant même d’en avoir conscience, je prononçai son nom.
«Flavie!»
Elle eut un sursaut et regarda autour d’elle. Alors elle m’aperçut et me prit les mains. «Ne restez pas ainsi; non, non, il ne faut pas! Vous êtes blessé! Venez vous asseoir, ici…, ici!»
Elle me fit asseoir sur un sofa et mit sa main sur mon front.
«Que votre front est chaud», dit-elle, s’agenouillant près de moi, et, plus bas, elle murmura encore: «Mon ami, que votre front est chaud!»
J’étais venu pour m’humilier, pour obtenir le pardon de ma présomption, et voici que je disais:
«Je vous aime de toute mon âme.
«De toute mon âme et de tout mon cœur, repris-je. Dès le premier jour, quand je vous ai vue dans la cathédrale, il n’y a plus eu au monde qu’une seule femme pour moi, et il n’y en aura jamais d’autre. Mais que Dieu me pardonne le mal que je vous ai fait!
– Ils vous y ont forcé», s’écria-t-elle vivement.
Et elle ajouta, levant la tête et me regardant dans les yeux: «Cela n’aurait rien changé, si je l’avais su. Car c’est bien vous que j’aimais, ce n’a jamais été le roi.
– Je voulais tout vous dire, repris-je, et j’allais le faire le soir du bal, à Strelsau, quand Sapt est venu nous interrompre. Après cela, je n’en ai plus trouvé le courage: trouver le courage de vous perdre avant l’heure! J’ai failli trahir le roi, j’ai risqué sa vie.
– Je sais, je sais. Mais que faire maintenant?
– Je pars cette nuit, répondis-je.
– Oh! non, non, cria-t-elle. Pas cette nuit!
– Il le faut; il faut que je parte avant que trop de gens ne m’aient vu. Et comment voulez-vous que je reste, si je ne…
– Si je pouvais partir avec vous! murmura-t-elle très bas.
– Pour Dieu! fis-je rudement, ne parlez pas de cela!»
Et, durant quelques secondes, je m’éloignai d’elle.
«Et pourquoi pas? Puisque je vous aime. Vous êtes un aussi bon gentilhomme que le roi!»
Alors je faillis à toutes les promesses que je m’étais faites, et je la suppliai, en termes brûlants, de me suivre, défiant toute la Ruritanie de venir l’arracher à moi. Et, pendant un moment, elle m’écouta, les yeux brillants, émerveillés. Mais, comme son regard tombait sur moi, je fus saisi de honte, et ma voix s’éteignit en murmures et en balbutiements, puis je me tus.
Elle se leva et alla s’appuyer contre le mur, tandis que je demeurais assis sur l’extrémité du sofa, tremblant de tous mes membres, me rendant compte de ce que je venais de faire, ayant horreur de mes paroles et sentant qu’il m’eût été impossible de ne pas les prononcer. Un long temps, le silence régna.
«Je suis fou! m’écriai-je tout à coup.
– Que j’aime votre folie!» répondit-elle.
Son visage était dans l’ombre, mais je vis luire une larme sur sa joue. Mes ongles s’enfoncèrent dans la soie du sofa.
«L’amour est-il tout? demanda-t-elle d’une voix basse, aux accents exquis, qui me parurent apporter un baume à mon cœur brisé. Si l’amour était tout, je vous suivrais, fût-ce en haillons, au bout du monde; car vous tenez mon cœur dans le creux de votre main. Mais l’amour est-il bien tout?»
Je ne répondis pas. Je rougis aujourd’hui à la pensée que je ne fis rien pour la secourir.
Elle s’approcha de moi et me mit la main sur l’épaule. Et moi, je saisis ses deux petites mains dans les miennes.
– Je connais bien des gens qui écrivent et parlent comme si cela était. Peut-être est-ce vrai pour quelques-uns. C’est le sort qui en décide. Ah! si j’étais de ceux-là! Mais, si l’amour était tout…, vous auriez laissé le roi mourir dans sa cellule!»
Je baisai sa main.
«Une femme peut, comme un homme, être esclave de son honneur. Le mien, Rodolphe, exige que je sois fidèle à mon pays et à ma maison. Je ne sais pas pourquoi Dieu a permis que je vous aime, mais je sais que je dois rester.» Je gardais toujours le silence. Elle attendit un moment, puis reprit:
«Votre bague restera toujours à mon doigt, votre cœur dans mon cœur; mais il faut que vous partiez et que je reste. Et peut-être faudra-t-il que je me résolve à une chose dont la seule pensée me tue.»
Je compris ce qu’elle voulait dire et un frisson me parcourut tout entier. Mais je ne pouvais pas m’évanouir devant elle. Je me levai et pris sa main.
«Vous ferez ce que vous voudrez ou ce que vous devrez, dis-je, et je remercie Dieu qu’il dévoile ses desseins à un être tel que vous. Ma croix sera moins lourde, car votre bague restera toujours à mon doigt, votre cœur dans mon cœur. Et maintenant, que Dieu vous protège, bien-aimée.»
Alors, un chant triste frappa nos oreilles. À la chapelle, les prêtres disaient l’office pour les âmes de ceux qui avaient péri en cette aventure. Ils semblaient chanter le requiem de notre bonheur perdu. La douce, tendre, douloureuse musique s’éleva et s’évanouit, comme nous étions l’un près de l’autre, ses mains dans mes mains.
«Ma reine et ma beauté! dis-je.
– Mon vrai chevalier! dit-elle. Peut-être ne nous re-verrons-nous jamais!»
Au moment de la quitter, je l’entendis qui répétait mon nom, toujours mon nom, jusqu’à ce que je l’eusse perdue de vue.
Je gagnai rapidement le pont où je trouvai Fritz et Sapt qui m’attendaient. Ils me firent changer de costume puis, le visage enveloppé, je montai à cheval et nous gagnâmes une petite station de chemin de fer isolée sur la frontière de Ruritanie.
Nous y arrivâmes à l’aube: mes deux amis me promirent de m’envoyer des nouvelles; le vieux Sapt lui-même semblait attendri; quant à Fritz, il ne pouvait retenir ses larmes. J’écoutais comme dans un rêve tout ce qu’ils me disaient.
«Rodolphe! Rodolphe! Rodolphe!» ces mots bourdonnaient encore à mes oreilles, hymne de douleur et d’amour. À la fin ils comprirent que je ne pouvais les entendre et nous marchâmes quelque temps en silence, jusqu’à ce que Fritz me toucha le bras, et je vis au loin la fumée bleue de la locomotive. Alors, je leur tendis à chacun une main.
«Je me sens bien lâche, ce matin, fis-je, en souriant. Mais nous avons prouvé que nous savions avoir du courage quand c’était nécessaire, n’est-ce pas?