— Oh que si ! Certes, nous serons morts mais le secret divulgué vous tuera vous aussi et le Roi aura une nouvelle Fronde.
— De toute façon je mourrai. Que croyez-vous qu’il arriverait si je vous remettais mon prisonnier ? fit-il en essayant de nouveau d’atteindre la sonnette sans y parvenir. Ganseville sourit avec férocité :
— Je vais vous dire, moi, ce qui se passerait : rien du tout !
— Allons donc ! Vous me voyez écrire à M. de Louvois pour lui annoncer que son prisonnier s’est évadé ? Nous faisons tout pour éviter ce malheur. Le prisonnier est bien traité si cela peut vous rassurer, mais moi seul peux le visiter. Moi, qui suis à la fois son geôlier et son valet.
— Qui vous parle d’évasion ? Nous ne saurions laisser votre cachot vide. Si vous remettez le duc à Madame ici présente, quelqu’un prendra sa place.
— Et qui donc, vous, peut-être ?
— Moi, tout justement ! Regardez-moi bien, Saint-Mars ! Je suis de la même taille. J’ai comme lui les cheveux blonds, les yeux bleus et je sais tout de lui parce que, depuis l’enfance, j’ai vécu auprès de lui dont j’étais l’écuyer. Je connais ses habitudes, sa façon de vivre. Presque sa façon de penser. Je suis venu ici pour prendre sa place…
— Allons donc ! Vous vous condamneriez à la prison perpétuelle ? Car c’est cela le sort qui l’attend. Aucun homme n’a ce dévouement !
— Moi si. Parce que je n’ai plus que lui à aimer. Parce que j’ai tout perdu…
Il relâchait sa pression, Saint-Mars en profita pour se dégager et revint vers sa table de travail en se massant le bras :
— Admettons ! exhala-t-il. Admettons que je fasse ce que vous demandez ! Que se passerait-il ? À mon tour, je vais vous le dire : dès qu’il serait dehors, il ameuterait ses partisans, il se changerait en chef de bande. Vous avez eu tort, il y a un instant, d’évoquer la Fronde !
Sylvie, alors, se fit entendre :
— Sur ma vie et mon salut éternel, rien de tout cela n’arrivera. Je l’emmènerai au bout du monde, dans un endroit connu seulement de lui et de moi. Il ne sera plus rien et sa vie sera aussi cachée que dans votre prison, avec cette différence que ses gardiens seront le ciel, la mer… et l’amour que je lui porte.
Les yeux gris du gouverneur ne cessaient d’aller de l’un à l’autre de ces deux êtres également vêtus de noir, comme des statues funèbres : la femme transfigurée par son amour, déjà loin de la forteresse, et l’homme sombrement déterminé qui n’avait remis sa dague au fourreau que pour saisir un pistolet. Saint-Mars se sentait pris au piège mais ne parvenait pas à s’y résigner.
— Non ! gémit-il. Non, je ne peux pas ! Allez-vous-en ! J’oublierai que je vous ai vus.
— Mais pas nous, dit doucement Sylvie. Si je repars sans lui, il en sera exactement comme si vous preniez notre vie : la France entière saura qu’il est vivant et où on le retient captif. Nous la soulèverons.
— Vous n’y arriverez pas. C’est loin, la Fronde…
— Sans doute, mais ils sont innombrables, ceux qui aiment le duc et refusent de croire à sa mort. Et son visage est connu de tout le royaume depuis les côtes de Provence jusqu’aux frontières du Nord. Il a combattu partout et partout il a laissé une empreinte. Il est amiral de France, il est le duc de…
Un élan jeta Saint-Mars sur elle pour plaquer une main sur sa bouche et empêcher que le nom redouté la franchît. Sylvie écarta doucement cette main et conclut avec plus de douceur encore :
— C’est pourquoi il doit, à jamais, porter un masque ? Eh bien… il y aura un autre visage sous le velours noir et nul n’en saura rien ! Que vous et moi…
— Et si M. de Louvois venait en inspection ? S’il voulait le voir ?
— C’est tout simple, reprit Ganseville. Quand le prisonnier est arrivé ici, il était masqué…
— En effet.
— Et vous ne l’avez jamais vu à nu ?
— Jamais. On me l’a remis ainsi et j’avais déjà mes ordres : je ne dois jamais voir son visage…
— Alors vous n’avez aucun moyen de savoir si, durant le long voyage depuis Constantinople, quelqu’un d’autre ne lui a pas été substitué. Vous avez pris ce que l’on vous a donné un point c’est tout ! Quant à Louvois, que voulez-vous qu’il vienne faire dans votre château des neiges ? Une inspection serait indigne de sa grandeur. La même chose pour Colbert… On se poserait des questions.
— On pourrait venir voir M. Fouquet ? Ou M. de Lauzun… votre ami, ajouta-t-il avec amertume en se tournant vers Sylvie.
— Il est bien réellement mon ami, fit-elle avec un petit sourire triste, comme l’était aussi M. Fouquet. Me direz-vous au moins comment il se porte, depuis tout ce temps ?
— Je ne dirai pas au mieux car sa santé n’a jamais été bonne mais il est calme, d’une grande résignation qu’il puise dans sa foi chrétienne. Il est… entièrement soumis à la volonté de Dieu. Ce qui n’est pas le cas de M. de Lauzun…
— De toute façon, personne ne viendra « inspecter » qui que ce soit, s’impatienta Ganseville. Le Roi souhaite ne se souvenir de l’ancien surintendant des Finances qu’au jour où on lui annoncera sa mort. Quant à Lauzun, il est en pénitence et on se gardera bien de lui laisser entendre que l’on puisse encore s’intéresser à lui. Maintenant que décidez-vous ? Le temps presse !
Il y eut un silence. Effondré dans son fauteuil, Saint-Mars pesait, dans son esprit, toutes les données du problème. On lui laissa un moment pour réfléchir. Le cœur de Sylvie battait si fort durant ces minutes de tension extrême qu’il lui semblait prêt à l’étouffer. Enfin, Saint-Mars se leva et vint à Ganseville :
— Enveloppez-vous de votre manteau, enfoncez votre chapeau sur vos yeux… et venez avec moi ! Vous, madame, vous attendrez ici !
Les deux hommes allaient sortir quand Sylvie s’élança vers l’ami si fidèle qu’elle ne reverrait plus, le saisit en se haussant sur la pointe des pieds et l’embrassa :
— Dieu vous garde et vous bénisse pour votre cœur généreux !
— Qu’il vous garde tous deux et je serai heureux ! répondit-il en lui rendant son baiser.
Puis il suivit celui qui allait devenir son geôlier et qui était déjà son complice…
Un long moment plus tard, dans sa voiture qu’un garde était venu l’inviter à rejoindre pour attendre son compagnon, Sylvie, le cœur battant la chamade et les yeux grands ouverts guettant la porte encadrée de deux pots à feu, vit sortir Saint-Mars accompagné d’un homme emmitouflé qui ressemblait tellement à Ganseville que sa gorge se serra. Sans un mot, le gouverneur le fit monter, salua Mme de Fontsomme, claqua la portière et fit signe au cocher de partir, puis rejoignit deux officiers qui venaient de sortir d’un bâtiment annexe.
Tétanisée par l’angoisse, Sylvie osait à peine respirer. Il faisait noir, dans cette voiture, et elle ne voyait de son compagnon qu’une ombre un peu plus épaisse, mais elle ne voulait pas prendre le risque de rompre le silence tant que l’on serait dans l’enceinte de la forteresse. L’espérance, cependant, revenait petit à petit : Ganseville n’aurait eu aucune raison de se taire si obstinément.
Le passage des postes de garde se fit plus vite qu’à l’aller. Ayant contrôlé la voiture à l’entrée, les sentinelles n’avaient guère de raisons de l’empêcher de sortir. Enfin, la dernière barrière entre la prison et le chemin libre fut franchie. Grégoire lança ses chevaux. L’ombre noire s’anima, desserra les plis du manteau, relevant le bord du chapeau, puis une voix sourde se fit entendre. Tellement différente des clameurs d’autrefois !
— Si vous n’étiez pas venue, jamais je n’aurais accepté qu’il prenne ma place, dit Beaufort. Il n’est pas juste qu’un autre paie pour moi les fautes que j’ai pu commettre.