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Après tant d’années, elle revenait avec l’espoir de retrouver le cœur de ses vingt ans, comme si elle l’avait confié au creux d’un rocher avant d’aller se composer un autre personnage dans les combats qu’il avait fallu traverser. La petite Sylvie de jadis qui courait pieds nus dans le sable et péchait la crevette dans les flaques laissées par la marée l’attendait-elle au seuil de sa maison ?

C’était délicieux d’y croire. Pourtant une inquiétude, d’abord floue, se faisait plus nette à mesure que l’on approchait : quel François allait-elle trouver là-bas ? L’homme meurtri et bourré de remords qu’elle avait tiré de Pignerol presque de force, ou bien un autre dont elle n’arrivait pas à imaginer ce qu’il pouvait être, après plusieurs mois de solitude océane. De toute façon l’ancien Beaufort flamboyant d’audace, de vitalité et de gaieté devait avoir disparu pour toujours. Celui qu’elle venait rejoindre était « officiellement » un certain baron d’Areines que son amitié affichée pour Fouquet contraignait à l’exil et qui trouvait refuge dans la maison jadis achetée pour Mlle de Valaines. Un refuge vraiment sûr. Son ennemi écrasé, le Roi se souciait peu de l’île dont, jadis, Colbert s’efforçait de hanter ses cauchemars. Il n’y entretenait pas de garnison et l’avait même rendue à la courageuse Madeleine Fouquet, dont la lutte incessante pour le souvenir de son époux et la récupération de ses biens finissait par forcer son admiration. Les Bellilois avaient tout le loisir de regretter leur ancien maître.

À mesure que les rochers sauvages s’interposaient entre l’horizon et le bateau, Sylvie sentait grandir sa nervosité. L’amour dont son cœur débordait résisterait-il à ce qui l’attendait ?

La barque dépassa le port du Palais et poursuivit son chemin. Lorsqu’elle doubla la pointe derrière laquelle s’abritait le port du Secours, la petite crique dominée à un bout par sa maison et à l’autre par le moulin de Tanguy Dru, où Sylvie avait demandé qu’on la dépose, elle vit tout de suite un homme qui réparait un bateau tiré sur le sable et maintenu par de grosses cales de bois. Le casque et les armes en moins, il ressemblait à un Viking avec sa barbe et ses longs cheveux gris. Vêtu seulement d’une culotte effrangée qui le serrait des genoux à la taille, il continuait de rôtir au soleil des muscles solides couverts d’une peau tannée digne d’un sauvage d’Amérique.

Quand le patron de la Gaud le héla pour qu’il vienne aider à débarquer sa passagère, il se redressa pour considérer l’arrivant, une main abritant ses yeux de la réverbération. Sylvie sut alors que le François de jadis n’avait jamais cessé d’exister… à moins que l’île ne l’ait rappelé à la vie ? Un sourire alluma un éclair dans sa barbe tandis qu’il entrait dans l’eau transparente pour approcher le bateau… Le cœur battant la chamade, Sylvie pensa qu’il était plus beau que jamais et que bien des jeunes gentilshommes de la Cour pourraient envier à cet homme de cinquante-six ans son corps de marin entraîné à la dure. Sa voix, celle d’autrefois, clama à l’adresse du patron qu’il semblait connaître :

— Merci à toi qui m’amènes enfin mon épouse. Je commençais à me demander si elle viendrait un jour.

— Si elle s’est mise en retard sans raison, elle doit en demander pardon, dit gravement le Breton. La femme doit suivre son époux où qu’il aille. C’est écrit !

Avec un rire bref, François enleva Sylvie dans ses bras pour la porter sur la plage, tandis que deux matelots déchargeaient une petite malle de cuir et un grand sac qu’ils déposèrent sur le sable avant de rembarquer. Le couple remercia et laissa le bateau aller reprendre le vent. Alors seulement, François se pencha, enleva Sylvie dans ses bras, remonta en courant, sans dire un mot, la plage et le sentier terminé par des marches grossières, atteignit la maison, y entra comme un vent de tempête et repoussa la porte d’un coup de pied. Là, il posa Sylvie à terre et s’écarta de deux pas pour la regarder, l’œil soudain sévère :

— Te voilà chez toi ! déclara-t-il. Tu as mis du temps à venir !

Il ne l’avait même pas embrassée. Sylvie, vexée, sentit la moutarde lui monter au nez en même temps qu’une bonne odeur de soupe de poisson. Un bref coup d’œil circulaire lui avait appris que l’ancien prieuré était d’une absolue propreté, que le feu flambait dans la vieille cheminée et qu’un bouquet de genêts occupait un pot en cuivre. Tout cela évoquait la main d’une femme et piqua son orgueil :

— Vous saviez qu’il me faudrait quelques mois pour mettre ordre à mes affaires, mais le temps n’a pas dû vous paraître si long ? Vous n’êtes pas seul ici. Cela se voit !

Il éclata de rire, vint à elle et l’emprisonna dans ses bras en serrant si fort qu’elle en eut le souffle coupé.

— Tu as raison : je n’ai jamais été seul parce que tu as toujours été avec moi…

— Et c’est moi qui faisais le ménage, la cuisine…

— Nous éluciderons ce mystère plus tard… Ainsi, tu penses qu’une femme se cache quelque part et qu’elle a couru se cacher en te voyant arriver ?

— Pour… pourquoi pas !… Lâchez-moi ! Vous m’é… touffez !

— C’est bien mon intention. Je vais t’étouffer de baisers… te faire mourir d’amour…

Il relâchait un peu son étreinte pour qu’elle pût respirer et s’emparait de sa bouche qu’il violenta avec une ardeur d’affamé contre laquelle Sylvie s’efforça de lutter, furieuse de se sentir le jouet de cette volonté torrentielle, qui éveilla bientôt en elle des sensations oubliées. Elle n’était pas de taille contre ce déferlement de passion qui faisait fondre sa colère et lui ôtait toute force. Elle s’abandonna, attentive seulement au désir qui l’envahissait.

Quand il sentit céder sa résistance, François se mit à la déshabiller à petits gestes doux mais rapides, s’emparant à mesure de ce qu’il libérait, sans interrompre son baiser. Et, brusquement, quand elle n’eut plus que ses bas de soie blanche retenus par des rubans bleus, il l’écarta de lui et la tint à bout de bras pour la contempler. Un rayon de soleil entrant par la petite fenêtre l’enveloppa tout entière de sa chaleur lumineuse sous laquelle elle ferma les yeux, cherchant d’un geste instinctif à cacher ses seins de ses mains croisées. Il les écarta doucement.

— Comme tu es belle ! souffla-t-il. Ton corps est aussi pur que celui d’une jeune fille. Tu n’as pas changé du tout. Comment as-tu fait ?

Cette fois, elle ouvrit les yeux tout grands et lui sourit avec malice :

— Je l’ai soigné… Peut-être parce que, sans oser me l’avouer, j’ai toujours espéré te le donner un jour…

— Eh bien, donne-le-moi, mon amour… Le jour est venu que j’ai tant attendu…

Longtemps après, alors que tous deux dévoraient avec un appétit d’adolescents la soupe de poisson, préparée par la femme du meunier qui se chargeait aussi du ménage, devenue une sorte de bouillie épaisse, François s’arrêta de manger pour contempler Sylvie à travers ses paupières mi-closes. Le jour s’achevait dans une tendre lumière rose qui caressait sa peau et ses cheveux répandus sur ses épaules.

— Sais-tu que nous venons de commettre le péché, ma douce, et que nous allons continuer ?

Elle le regarda avec horreur. Ce qu’ils venaient de vivre était si beau, si intense que la notion humiliante du péché lui faisait l’effet d’une insulte.

— Est-ce ainsi que tu le vois ? fit-elle, avec dans sa voix un reproche, une tristesse.

Il se mit à rire, quitta sa place et vint prendre Sylvie par les épaules pour l’obliger à se lever et à venir contre sa poitrine :

— Bien sûr que non, mais tu sais bien que j’ai toujours été un mauvais plaisant. Il n’empêche que nos âmes sont aventurées si nous ne faisons rien, fit-il mi-sérieux mi-rieur. Habille-toi vite ! Il faut que nous sortions…