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— Il me semble, apprécia-t-elle, que l’on doit s’en lasser rapidement !

— N’en croyez rien ! J’admets que le premier contact ne soit pas toujours concluant, mais il faut persévérer. De toute façon, ma chère duchesse, vous êtes condamnée à vous y habituer au plus vite : votre nouvelle reine en boit toute la journée et vous allez être de ses dames…

— Dès l’instant où je ne serai pas obligée d’en absorber, il n’y aura que demi-mal.

Rentrée dans sa chambre, elle ne songea plus qu’à la façon dont il convenait de remettre le message confié par le pauvre Saint-Mars et qu’elle regrettait d’avoir accepté. La fille de la maison était, en effet, d’un abord réservé, un peu fier même, et Sylvie se voyait mal lui remettant discrètement un billet. Et pourquoi pas avec un sourire complice ?… Elle était si gênée qu’elle n’osa pas en parler à Jeannette qui remontait avec une robe fraîchement repassée. Après le souper, elle se déclara fatiguée et se coucha, laissant Jeannette aller faire une promenade en compagnie de la vieille gouvernante de la maison Etcheverry. Puis se releva aussitôt pour guetter le grincement de la porte de la jeune fille. Lorsqu’elle fut certaine que celle-ci était rentrée dans sa chambre, elle courut pieds nus jusqu’à la porte, glissa la lettre dessous et repartit aussi vite, son cœur cognant dans sa poitrine comme si elle venait de courir un grand danger. Revenue à l’abri de ses propres murs, elle se mit à rire en silence :

« Je dois être en train de devenir une vieille folle, pensa-t-elle. Jouer à cela, à mon âge ! Si Marie me voyait… »

Et en attendant un sommeil dont elle n’avait nulle envie, elle ralluma une bougie, s’installa à sa table et écrivit une longue lettre à sa fille.

Si elle espérait en avoir fini avec les amours du mousquetaire, elle se trompait. Dans la matinée, tandis que Perceval partait pour Bayonne avec Gramont, elle décida, tentée par un temps idéal, d’aller marcher un peu au bord de cet océan qui lui rappelait tant de choses. Or, au moment où elle sortait, elle fut légèrement heurtée par Maïtena qui, un voile sur la tête et un missel à la main, se rendait sans doute à la messe. La jeune fille s’excusa, s’effaça pour la laisser passer, mais elle laissa aux doigts de Sylvie un petit billet que celle-ci déroula après avoir pris le large. Il ne contenait que quelques mots : « Par pitié, madame, acceptez de me rejoindre à la chapelle des Hospitaliers… »

Renonçant à sa promenade, Sylvie, qui avait déjà remarqué, aux abords de l’église majeure, l’ancienne commanderie des chevaliers de l’Hôpital convertie en hospice pour les pèlerins qui se dirigeaient vers Compostelle par la route du littoral, en prit le chemin en se demandant si l’endroit était bien choisi : l’hospice, en effet, était plein de gens qui, pèlerins ou non, attendaient le mariage royal dans l’espoir de grandes aumônes. La chapelle brasillait de cierges et bourdonnait de prières quand elle y entra. Maïtena était agenouillée à l’écart près du baptistère. Elle alla l’y rejoindre épaule contre épaule et murmura :

— Eh bien ? Que puis-je pour vous ?

Maïtena leva sur elle de beaux yeux sombres noyés de larmes :

— J’ai conscience de mon audace, madame la duchesse, et je vous demande mille fois pardon d’oser m’adresser à vous mais hier au soir, en recevant la lettre, j’ai pensé que vous accepteriez peut-être de nous aider encore. Vous avez été si bonne…

— Comment savez-vous que c’était moi ?

— Je vous ai aperçue quand vous parliez avec lui près de l’église. Oh, madame la duchesse, je vous en supplie, dites-lui que je ne peux lui accorder tout ce qu’il demande. Certes, je suis prête à l’attendre. Au besoin dans le couvent d’Hasparren dont mon père me menace si je refuse d’épouser le cousin qu’il me destine, mais il faut qu’il soit patient. En aucun cas, je ne peux le rejoindre le soir du mariage à l’endroit où nous nous sommes rencontrés plusieurs fois.

— Pourquoi veut-il que vous y alliez ?

— Pour que nous puissions échanger notre foi avec notre sang. Il dit qu’ensuite il aura tous les courages, il sera prêt à tout braver pour me conquérir, mais il veut être sûr de moi ! Je voudrais bien y aller, pourtant je sais que je ne le pourrai pas : mon père me surveille de trop près.

Sylvie connaissait la vieille coutume médiévale qui lie deux êtres à jamais dès l’instant où ils ont mêlé quelques gouttes de leur sang mais, à son âge, elle savait mesurer ce que valent les exubérances de la passion en son début…

— C’est de la folie ! murmura-t-elle avec un demi-sourire. Prendre ce risque n’ajouterait rien à votre amour s’il est fort et sincère…

— Sans doute, mais il faut le lui dire. Vous voulez bien essayer de lui faire comprendre ?

— Il garde les arrêts jusqu’à l’arrivée de l’Infante, demain soir, où M. d’Artagnan aura besoin de tous ses mousquetaires. Je ne peux le voir.

— Sans doute mais le rendez-vous est pour après-demain. Cela vous laisse du temps…

— Croyez-vous ? Dès que l’Infante sera là, je ne pourrai plus la quitter.

Elle s’imaginait mal, en effet, abandonnant son service pour se mettre à la recherche d’un quelconque mousquetaire et l’entretenir en aparté, mais elle sentit Maïtena frissonner contre son bras et comprit qu’elle pleurait. Elle l’entendit murmurer :

— Je vous en conjure, madame, aidez-moi ! Essayez au moins de lui faire passer ce billet. J’y ai ajouté un mouchoir que j’ai taché de mon sang. Il faudra qu’il s’en contente.

Cette pauvre enfant était touchante. Sylvie prit à la fois le menu paquet et la main qui l’offrait :

— Je trouverai un moyen. Je vous le promets ! Et vous, essayez de retrouver un peu de sérénité. Si vous avez un long combat à soutenir, vous en aurez besoin…

— Je vais prier encore un moment ici. Prier pour nous, bien sûr, mais aussi pour vous ! Merci, de tout mon cœur, madame la duchesse…

Il était temps de se séparer. Après un large signe de croix, Sylvie se releva et se dirigea vers la sortie, non sans s’arrêter pour une aumône aux moines augustins qui tenaient l’hospice. Si elle ne voyait pas Saint-Mars le lendemain soir, elle chargerait Perceval de se mettre à sa recherche. L’important était que le pauvre amoureux eût son gage avant l’heure fixée pour le rendez-vous.

Vint le moment tant attendu où l’Infante fut remise à la France. La veille, les deux Rois s’étaient enfin rencontrés pour se jurer amitié, fidélité, et contresigner ce traité qui refermait les portes de la guerre ouvertes depuis trop longtemps. Ce jour-là, dans le pavillon des Conférences, la Cour de Paris et celle de Madrid se firent face pour la dernière fois : l’Espagnole sombre, sévère dans ses velours noirs, figée de mépris muet devant la Française chatoyante de couleurs, de plumes, de broderies et de diamants. Et puis, entre elles, ternissant la joie de la paix retrouvée, le drame de la séparation pour deux êtres qui s’aiment mais savent qu’ils ne se reverront jamais. L’Infante était en larmes et l’apparente impassibilité de son père craquait sous le poids du chagrin.

Cette scène déchirante à laquelle Anne d’Autriche s’efforça d’apporter l’apaisement de sa tendresse compréhensive, Sylvie ne la vit pas. Avec les autres dames qui allaient composer la maison de Marie-Thérèse, elle attendait, au logis de la Reine Mère, le moment d’être présentée. En l’absence de la duchesse de Béthune, retenue à Paris par un accès de fièvre éruptive, elle allait assumer pour la première fois ce rôle de dame d’atour dont Marie de Hautefort s’acquittait si bien jadis et ne se sentait pas au mieux. En fait, elle avait le trac comme une comédienne débutante qui va entrer en scène pour son premier rôle. En compagnie de la duchesse de Navailles, dame d’honneur, et de deux des « filles », Mlles de la Mothe-Houdancourt et du Fouilloux, elle s’occupa de faire en sorte que la chambre où l’Infante passerait sa première nuit française – et sa dernière nuit de vierge ! – lui soit aussi accueillante que possible. Un grand réconfort : entre elle et la dame d’honneur, la sympathie avait été immédiate. À trente-cinq ans, donc sa contemporaine, Suzanne de Baudéan, mariée depuis neuf ans à Philippe de Navailles dont elle avait un fils, était une jeune femme énergique et droite, aimable quand on lui plaisait, ce qui n’était pas toujours le cas, d’humeur affable mais plutôt stricte sur le chapitre de la moralité. Colonel d’un régiment de marine, son époux – un cousin proche du duc de Gramont – était souvent à la mer sous les ordres du duc de Vendôme, et elle-même se voulait inattaquable sur le plan de sa vie privée, observant d’un œil critique les mœurs relâchées de ses contemporains. Elle avait la dent dure et, le matin même, elle avait réuni le bataillon des filles d’honneur pour leur tenir un petit discours, aux termes duquel ces demoiselles apprirent qu’étant au service d’une jeune princesse aussi vertueuse que sage, élevée en outre à l’ombre de l’Escurial, elles n’auraient à attendre ni pitié ni faiblesse au cas où il leur arriverait de manquer à leurs devoirs et, pis encore, à l’honneur. Ce serait la mise à la porte immédiate sans aucune considération de famille ou de relation[56]. La mine déconfite des jeunes visages traduisit bien ce que l’on pensait de ce programme et Sylvie, amusée et un peu apitoyée, ne put s’empêcher de demander, une fois seule avec la dame d’honneur, si elle était certaine que la surintendante de la maison de la Reine ratifierait toujours ses condamnations :