— Votre amant ? Pour quelques minutes d’abandon et alors que vous avez aimé cet homme depuis l’enfance ? Le mot est un peu vaste. Prenez le problème autrement et admettons que ce malheureux duel – encore un mot impropre puisque alors votre maison était assiégée ! –, que ce malheureux duel donc n’ait jamais eu lieu. Vous seriez tout de même enceinte ? Et que diriez-vous à l’époux que vous n’avez pas vu depuis des mois ?
— Croyez-vous que je n’y pense pas ? fit Sylvie en détournant les yeux.
— Vous auriez avoué, ou vous auriez… fait passer ce fruit incommode ?
— Non. J’aurais avoué au risque de tout perdre parce que je crois que ce petit bâtard m’eût été infiniment cher. Retrouvez-vous comme vous le pourrez dans mes contradictions !
— Vous auriez savouré le châtiment que vous estimez mériter ? Laissez les modes jansénistes à ces messieurs de Port-Royal et revenez sur terre ! Avez-vous oublié les dernières paroles de Jean ?
— Les oublier ? Oh non ! Il a dit… qu’il allait m’aimer ailleurs !
— Donc il avait déjà pardonné. Plus encore là où il est, et je crois que son âme souffrirait de vous voir commettre un crime. Soyez certaine qu’il préfère de beaucoup que l’enfant naisse et vive sous son nom.
— Même si c’est un garçon ?
— À plus forte raison ! Ce nom continuera, et grandira même peut-être encore avec l’apport du sang de Saint Louis ? Ne soyez pas plus regardante que la Reine !
Il fallait que Marie fût très émue pour se laisser aller à évoquer le redoutable secret qu’elle partageait avec Sylvie depuis tant d’années déjà. On ne s’étendit pas, d’ailleurs, sur le sujet. Sylvie réfléchissait.
— Alors ? s’impatienta Marie. Me donnerez-vous cet enfant ?
— Vous étiez sérieuse tout à l’heure ?
— Très. Ce n’est pas un sujet avec quoi j’aime à plaisanter. Je me fais fort de convaincre mon époux…
— Alors pardonnez-moi ! conclut Sylvie en allant embrasser son amie, mais je crois que je vais le garder.
— Et vous ferez bien.
Perceval approuva chaleureusement. Après tout, bien peu de monde pourrait émettre un doute sur la paternité de Fontsomme. En dehors de Marie et de lui-même à qui Sylvie s’était confiée, de Pierre de Ganseville l’écuyer de François de Beaufort et du vieux couple Martin, gardien du domaine de Conflans et entièrement dévoué, seuls le prince de Condé et sa langue volontiers malveillante eussent été inquiétants mais Monsieur le Prince était parti pour Chantilly lorsque Corentin Bellec vint au camp de Saint-Maur chercher Fontsomme pour l’emmener au secours de sa demeure et de sa femme en péril. Quant à ceux qui avaient été témoins du duel, c’était pour la plupart des mercenaires croates ignorant la langue française. Ce qui avait un instant laissé espérer à Perceval que l’on pourrait laisser croire que Jean de Fontsomme s’était battu contre un pillard quelconque sortant de sa maison ; mais il y avait là deux ou trois officiers qui connaissaient bien Beaufort, et qui d’ailleurs n’avaient rien vu d’extraordinaire à ce que deux gentilshommes appartenant à des camps différents croisent le fer. Il avait donc fallu laisser au Roi des Halles sa responsabilité, cependant nul n’avait pu imaginer la raison réelle du duel. Neuf mois plus tard, la jeune veuve mettait au monde un petit garçon qu’elle aima de tout son cœur dès qu’on le déposa au creux de ses bras. Et bien qu’elle eût choisi de vivre son deuil à l’écart de la Cour – ce qui était tout à fait compréhensible pour un couple aussi uni – le Roi fit savoir qu’il entendait être le parrain avec sa mère, la reine Anne d’Autriche, comme marraine. Ce jour-là, outre le prénom royal obligatoire en pareil cas, le bébé reçut celui de Philippe qui avait été celui de son grand-père, le maréchal de Fontsomme. Sylvie n’avait pas osé le baptiser Jean, donnant comme explication que son époux eût certainement fait le même choix.
Le baptême qui eut lieu au Palais-Royal fut la dernière manifestation de cour à laquelle Sylvie prit part. Décidée à vivre désormais à l’écart pour se consacrer à ses enfants et aux vassaux du duché, elle ferma son hôtel de la rue Quincampoix et partagea son temps entre le château proche des sources de la Somme et son domaine de Conflans. Elle y vécut les convulsions délirantes d’une Fronde devenue folle : l’ennemi d’hier devenait l’ami de demain, les princes s’entre-tuaient, entraînant à leur suite telle ou telle fraction d’un peuple désorienté, où il était de plus en plus difficile de se reconnaître.
Le seul grand événement où elle parut fut le sacre du jeune Roi. Pour ce jour – le 7 juin 1654 – elle fit le voyage de Reims afin de rendre, dans la cathédrale illuminée, l’hommage solennel au nom d’un petit duc de Fontsomme âgé de cinq ans à peine… L’accueil de Louis XIV la toucha profondément :
— N’est-il pas un peu cruel, madame la duchesse, de fuir ainsi ceux qui vous aiment ?
— Je ne fuis personne autre que le bruit, Sire. Et, à présent que les troubles ont cessé, le bruit et la gaieté conviennent à l’aube d’un grand règne, à une cour pleine de jeunesse…
— À qui ferez-vous croire que vous êtes vieille ? Surtout pas à votre miroir, je pense ? Ainsi, je dois renoncer à vous avoir à mes côtés ?
— Non, Sire ! Le jour où Votre Majesté aura besoin de moi, je serai toujours prête à répondre à son appel. Mais je pense, ajouta-t-elle en plongeant dans la grande révérence de cour, que le temps n’en est pas encore venu…
— Peut-être avez-vous raison car je ne suis pas encore vraiment le maître. Mais il viendra, soyez-en certaine…
« On dirait qu’il est venu », pensa-t-elle tout haut en ramassant l’ordre royal que Philippe avait laissé tomber.
En fait, elle n’était pas certaine de ce qu’elle éprouvait. Certes, elle se sentait flattée, contente aussi de cette fidélité chez un jeune prince adulé qui n’oubliait cependant pas les affections de son enfance mais, à côté de cela, une crainte faisait son apparition : celle de se retrouver en face de François de Beaufort, cause initiale de sa recherche passionnée de l’éloignement…
Lorsqu’elle s’était abattue sur le corps frappé à mort de son époux, ne lui avait-elle pas crié qu’elle ne le reverrait de sa vie ? Cette crainte, elle ne l’éprouvait pas au moment du sacre ; Beaufort payait ses folies de la Fronde par l’exil sur les terres de Vendôme et elle ne risquait pas de le rencontrer. Il en allait autrement pour le mariage, car le rebelle avait fait sa soumission et on l’avait reçu en grâce même si c’était un peu du bout des lèvres. Irait-il à Saint-Jean-de-Luz ainsi que l’y autorisait son rang de prince du sang même en lignée bâtarde ? Braverait-il le désagrément de voir se froncer un sourcil royal ? Il était impossible de répondre à cette question. Qui pouvait dire si, depuis le temps, le charme de ce diable d’homme n’avait réussi à faire fondre l’ancien préjugé ?
Quoi qu’il en soit, cela ne changeait rien au fait qu’elle redoutait l’instant où ses yeux le reverraient. Il n’était guère facile de naviguer à la Cour sous des paupières closes. Tôt ou tard les amants d’une heure se retrouveraient face à face, mais, grâce à Dieu, Sylvie avait du temps devant elle pour s’y préparer et faire en sorte de ne pas retomber au pouvoir de l’ancien amour dont elle savait bien que les braises n’étaient qu’endormies sous la cendre du deuil.
Elle traversait lentement le plus grand des salons quand une voix inquiète se fit entendre :
— Pas de mauvaise nouvelle j’espère ? Nous étions en peine de vous.
Fin, racé, élégant dans ses habits de velours noir éclairés d’un grand col et de manchettes en point de Venise, Nicolas Fouquet s’inscrivait dans le chambranle à filets d’or de la porte comme un portrait de Van Dyck dans son cadre. Les mains tendues, il s’avança vivement vers son amie qui lui offrit les siennes :