— Dieu t’entende, ma Jeannette…
Le 6 février, un violent incendie éclatait au Louvre dans ce que l’on appelait la Petite Galerie et qui jouxtait les appartements de Mazarin. Épouvanté, en dépit de son état de plus en plus critique, le Cardinal se fit transporter à Vincennes, au rez-de-chaussée du Pavillon du Roi dont il avait fait construire la plus grande partie. Le Roi, lui, gagna Saint-Germain, mais au nombre de ceux qui suivirent Mazarin par comparaison avec ceux qui suivirent Louis XIV, il était facile de comprendre qui menait tout dans le royaume. Sylvie suivit la Reine et son devoir, laissant ses enfants à la garde vigilante de Perceval, de l’abbé et de ses fidèles serviteurs.
Mais tandis qu’à Vincennes Mazarin se remettait un peu de sa peur et s’efforçait de faire bonne figure, n’apparaissant à ses courtisans que « la barbe faite, étant propre et de bonne mine avec une simarre couleur de feu et sa calotte sur la tête », tandis qu’appuyé sur son valet Bernouin, il mettait de plus en plus de temps quand, à tout petits pas, il visitait les collections qu’il avait fait porter au château, s’y accrochant de toutes ses forces comme si tableaux, sculptures, joyaux et meubles précieux possédaient le pouvoir de le retenir sur la terre, le grand événement si impatiemment attendu par Monsieur se produisait : la princesse Henriette, sa mère et une superbe suite anglaise débarquaient au Havre après avoir essuyé la mauvaise humeur de la Manche en hiver et même manqué mourir : avant l’embarquement, la jeune fille avait été fort malade et l’on avait craint pour sa vie.
Mais lorsque la future Madame apparut à Saint-Denis où le Roi, les reines et toute la Cour l’attendaient, ce fut tout juste si elle ne fut pas saluée par un cri de stupeur unanime : en quelques mois, le papillon avait rompu sa chrysalide et la petite fille triste et maigre, élevée par charité et avec laquelle Louis adolescent refusait de danser parce qu’il la trouvait trop laide, avait fait place à une rayonnante jeune fille, un peu mince peut-être mais dont la tournure élégante, le délicat visage au teint lumineux, les beaux yeux sombres et les magnifiques cheveux châtains traversés de reflets roux, toute la personne empreinte d’une grâce exquise formaient un ensemble dégageant un charme prenant… et auquel Louis XIV se prit au premier coup d’œil. Monsieur, lui, éclatait de joie, se déclarant amoureux comme il ne l’avait jamais été en dépit de la mine boudeuse de son ami de cœur, le beau et dangereux chevalier de Lorraine.
— Eh bien, mon frère ? s’exclama-t-il peu charitablement, que vous semblent les petits os des Saints-Innocents ?
— Que l’on ne devrait jamais parler sans savoir et qu’avec les femmes il faut s’attendre à tout. Vous avez beaucoup de chance, mon frère. Tâchez de ne pas l’oublier trop vite…
— Il n’y a guère de chance que j’oublie ! fit le prince avec une soudaine aigreur. Ceux de mes amis que j’avais envoyés au Havre accueillir ma femme la regardent avec des yeux mourants… et que dire de ce Buckingham qui nous arrive avec elle ?
En effet, au grand émoi d’Anne d’Autriche, en qui cette venue remuait tant de doux et cruels souvenirs, Henriette et sa mère étaient accompagnées par le favori du roi Charles II, le magnifique George Villiers, fils de l’homme qui avait été son plus grand amour peut-être, un amour auquel il s’en était fallu d’un cheveu qu’elle ne cède dans les jardins d’Amiens. Et la Reine Mère eut, en offrant sa main aux lèvres de ce beau jeune homme trop semblable à celui dont elle gardait l’image au fond du cœur, un sourire, un regard que les plus anciens de la Cour n’eurent aucune peine à traduire : le jeune duc aurait droit à toutes ses indulgences… Dès lors, chacun retint son souffle avec l’impression délectable que les éléments d’un petit drame étaient en train de se mettre en place.
Le Roi avait voulu que, pour le mariage de son frère, tout fût magnifique. La fiancée et sa mère reçurent une fois encore l’hospitalité du Louvre, mais combien différente de celle qu’elles avaient connue au temps de l’exil : au lieu des salles à peu près vides du rez-de-chaussée sans le moindre confort et souvent sans feu, elles eurent un vaste appartement tendu de brocart avec d’épais tapis, des peintures fraîches abondamment ornées de dorures, des meubles précieux, de hautes glaces multipliant à l’infini le décor de rêve, des candélabres chargés de bougies roses, une foule de serviteurs empressés et de gardes aux fières tournures. De même, et puisque le Carême n’allait guère tarder, on multiplia les fêtes : le 25 février, en particulier, il y eut ballet dansé par le Roi et les plus jeunes, les plus beaux éléments de sa cour. Une grande soirée qui fit pleurer Marie de rage : elle ne serait présentée, avec les autres filles d’honneur et le reste de la maison de Madame, qu’au soir du mariage. Pas question, cette fois, d’accompagner sa mère ! Il fallut rester à la maison en compagnie de Perceval qui, narquois, lui proposa de l’initier aux échecs. Ce qu’elle prit pour une allusion de mauvais goût. Furieuse, elle courut s’enfermer dans sa chambre pour y bouder tout à son aise…
Il est vrai que c’était une belle fête. Certains trouvèrent bizarre que le ballet du Roi eût pour titre « Le ballet de l’Impatience » alors qu’à Vincennes Mazarin voyait ses jours comptés se réduire à chaque aurore. Mais en fait, c’était une galanterie mettant en scène l’impatience du jeune époux de voir couronner ses vœux. Les deux fiancés, assis côte à côte et scintillant de mille feux, applaudirent à tout rompre mais, curieusement, l’intérêt de la Cour se porta moins sur eux que sur la Reine Mère. Toute vêtue d’un noir somptueux, à son habitude, elle portait ce soir-là un curieux bijou : sur un gros nœud de velours noir fixé sur une épaule, douze ferrets de diamant étincelaient, superbes et un peu provocants.
Le maréchal de Gramont qui avait obtenu, non sans peine, d’escorter Mme de Fontsomme en eut un hoquet de stupéfaction.
— Ainsi, elle les gardait encore ! murmura-t-il dans sa moustache. Je ne l’aurais pas cru…
— De quoi parlez-vous ? demanda Sylvie.
— Des ferrets que la Reine Mère porte ce soir à son épaule…
— Tiens, c’est vrai, elle les porte enfin ! Je les ai vus souvent dans ses coffres à bijoux. Il est vrai que la mode en est un peu passée, sauf peut-être pour les hommes.
— Demandez-moi plutôt pourquoi elle les porte ce soir et je vous répondrai : en l’honneur du jeune duc de Buckingham…
— Mais… pourquoi ?
— Ah, vous êtes trop jeune pour avoir connu cette étonnante histoire ! Mais… allons plutôt présenter nos compliments à M. d’Artagnan qui inaugure son habit de capitaine des mousquetaires !
Superbe dans sa tenue rouge brodée d’or qu’il arborait avec une parfaite désinvolture ne laissant pas supposer qu’il en avait rêvé pendant trente ans, l’officier, adossé bras croisés à l’une des portes de la vaste salle, semblait contempler le chatoyant spectacle, mais un observateur attentif se fût aperçu qu’en fait il regardait Anne d’Autriche et qu’une larme brillait dans ses yeux sombres.
Gramont était apparemment cet observateur car il s’arrêta à quelques pas du capitaine.
— Nous le saluerons tout à l’heure. Laissons-le à son émotion !
Cette marque de délicatesse toucha Sylvie plus que ne le pouvaient les incessantes déclarations de son amoureux. D’un geste spontané, elle glissa son bras sous le sien, ce qui le transporta de joie.
— Si vous me racontiez cette histoire, mon cher duc ?
L’embrasure d’une fenêtre – ce refuge des apartés de cœur – les accueillit et Gramont retraça pour Sylvie ce qui était pour les uns une légende et pour quelques initiés une entière vérité : lors de la dernière ambassade que Buckingham, le père, éperdument amoureux de la reine de France, avait contraint son souverain, Charles Ier, à lui confier, Anne d’Autriche lui avait remis en souvenir ces ferrets qu’elle tenait de son époux. Richelieu, ayant eu vent de l’histoire par ses espions, avait chargé l’une de ses créatures anglaises, lady Carlisle, de dérober l’un des ferrets et de le lui faire parvenir. Après quoi, il s’était plaint aimablement à l’ombrageux Louis XIII de ce que la Reine ne portait jamais un cadeau qui lui allait si bien. Il n’en fallut pas plus pour que le Roi exige de sa femme qu’elle se pare pour une fête prochaine de ce qu’elle n’avait plus. C’est alors qu’un homme dévoué, soutenu par quelques amis, était allé au péril de sa vie redemander au duc les malencontreux ferrets et avait eu le bonheur de les rapporter à temps, après que Buckingham eut fait refaire celui qu’on lui avait volé…