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À la suite du fameux Conseil où Louis XIV avait fait entendre sa volonté de régner seul, le Surintendant n’avait pu se défendre d’une vague inquiétude en dépit des assurances de la Reine Mère. Inquiétude compensée par la mine mélancolique du chancelier Séguier qui se voyait très bien chaussant les pantoufles de Mazarin. Il est toujours très doux d’assister à la déception de quelqu’un que l’on n’aime guère. Sa position à lui, Fouquet, ne changeait pas : elle restait splendide, même si elle comportait maintenant un bémol en la personne de Jean-Baptiste Colbert, Colbert sa bête noire qui devenait son bras droit et pouvait prendre place au Conseil… Une sorte de réconciliation de surface était intervenue entre les deux hommes mais le superbe, le magnifique Fouquet était bien décidé à ignorer autant que faire se pourrait ce fils de drapier voué selon lui aux emplois subalternes…

— Ne l’ignorez pas trop ! conseilla doucement Perceval de Raguenel. Cet homme-là ne vous aimera jamais et il vous jalouse.

— Et si bras droit il y a, renchérit Mme du Plessis-Bellière qui se trouvait là, je ne saurais trop vous conseiller d’accepter de devenir manchot si vous ne voulez qu’il vous gangrène. Je le crois acharné à votre perte.

— Ma perte ? Comme vous y allez, marquise ! Puis, renouvelant le duc de Guise en un mouvement d’une inimitable hauteur : « Il n’oserait ! »

La suite des jours sembla lui donner raison : le Roi apparemment adorait un Surintendant qui semblait uniquement attaché à le distraire. Ainsi, en rejoignant ses amis, un soir, Fouquet annonça triomphalement :

— La Reine Mère et moi avions raison : le Roi a l’intention de s’amuser. Il est las de voir Monsieur et Madame attirer à eux toute la gaieté du royaume : il emmène la Cour à Fontainebleau où il veut donner de grandes fêtes.

— Que vous allez devoir payer, mon ami, dit Perceval.

— Bien entendu. Il veut quatre millions !

La somme tomba comme un pavé sur le petit groupe réuni dans le salon de Sylvie dont on avait entrouvert les fenêtres – le temps étant d’une grande douceur – sur la floraison embaumée des lilas. Mme du Plessis-Bellière reposa sa tasse de thé encore à demi pleine[63].

— Et… vous les avez ?

— Si à ce jour, je ne les ai pas en totalité, je les aurai, soyez sans crainte. Je veux que le Roi soit content ! Et vous ne savez pas tout : pendant que la Cour sera à Fontainebleau, je suis invité à lui faire les honneurs de Vaux !

Celle que, chez les Précieuses, Mlle de Scudéry avait baptisée du joli nom d’Artémise se leva si brusquement que ses jupes volumineuses firent tomber son fauteuil.

— Il vous demande quatre millions et, en outre, une fête à Vaux ? Car, vous ne vous y trompez pas j’imagine : vous ne vous en tirerez pas avec un bol du lait de vos vaches…

— Non. Je sais que recevoir la Cour à Vaux va me coûter beaucoup plus cher, mais je crois que le Roi veut sonder mon obéissance et connaître jusqu’à quel point je lui suis dévoué. Même si j’y laisse les trois quarts de ma fortune, je sais qu’il me rendra tout cela…

Les trois autres s’entre-regardèrent avec inquiétude. En apportant cette double nouvelle qui aurait dû le terrifier, Fouquet semblait au contraire tout joyeux, presque rayonnant :

— Il vous le rendra ? dit Raguenel. Où prenez-vous cette belle assurance ? Je croirais plutôt que Louis XIV veut votre ruine, mon ami, parce que Colbert est derrière qui pousse à la roue…

— Laissez-le pousser ! Après m’avoir fait connaître sa volonté, notre Sire m’a laissé entendre qu’il songeait pour moi à une très grande charge.

— Laquelle, mon Dieu ?

Fouquet n’hésita qu’un instant puis sourit :

— Je sais que je devrais garder cela pour moi mais je vous vois si troublés que je ne résiste pas au bonheur de vous rassurer. Le chancelier Séguier est un homme âgé. Le temps du repos est proche pour lui où il pourra jouir, loin des affaires, de son duché de Villemor et de sa fortune. Son poste m’est promis… sous le sceau du secret ! Voilà ! Je vous ai tout dit, souffrez que je retourne travailler à Saint-Mandé où l’on m’attend. J’ai beaucoup, beaucoup à faire !

Quand le galop rapide de ses magnifiques chevaux l’eut emporté vers son château, un silence tomba sur les trois personnages, chacun essayant d’analyser cette avalanche de nouvelles. La marquise émit son opinion la première.

— Si Colbert n’existait pas, je dirais que tout est pour le mieux…

— Mais il existe, continua Sylvie, et je sais que, chaque soir au Louvre, le Roi s’enferme avec lui pour travailler. Il n’est qu’intendant des Finances et ce n’est pas normal. Il me semble que la logique voudrait que ce soit avec notre ami ?

— Si vous voulez le fond de ma pensée, ce n’est pas cela qui me tourmente. Pour devenir chancelier de France, Fouquet devra revendre sa charge de procureur général…

— En effet : les deux sont incompatibles…

— Alors, je vous en supplie, marquise, vous qui êtes sa conseillère la plus écoutée, veillez à ce qu’il ne s’en défasse qu’une fois nommé. Un procureur général est inattaquable, intouchable. Quoi qu’il ait fait on ne peut le traduire en justice ou lui faire quelque procès que ce soit. S’il vendait avant d’être nommé chancelier, il serait comme un soldat qui enlèverait sa cuirasse au milieu d’une bataille…

Mme du Plessis-Bellière se releva aussitôt :

— Ayez la bonté de faire avancer mes chevaux ! s’écria-t-elle. Je vous prie de m’excuser pour le souper de ce soir mais il vaut mieux, je crois, que j’aille le demander à M. Fouquet. Il faut que je mette dans notre camp Pellisson, Gourville et La Fontaine… Chère Sylvie, vous allez partir pour Fontainebleau et je ne vous reverrai pas avant longtemps mais n’oubliez pas que je suis votre amie… et ne manquez pas de me prévenir s’il vous arrivait quelque bruit inquiétant au sujet du Surintendant…

— Soyez tout à fait sûre que je n’y manquerai pas.

Mais Sylvie devait s’apercevoir très vite qu’appartenir à l’entourage de la Reine ne constituait pas un poste idéal pour observer ce qui se passait chez le Roi. À Fontainebleau, en effet, la pauvre Marie-Thérèse se trouva mise un peu à l’écart, se réfugiant plus que jamais dans les jupons de sa belle-mère. La véritable reine dans ce joli printemps qui explosait sous un ciel d’une exquise douceur, ce fut Madame. Le Roi lui consacrait tout le temps qu’il ne donnait pas aux affaires de l’État et aux quelques heures nocturnes passées auprès de sa femme. Elle était le centre de toutes fêtes, des promenades en forêt, des chasses, des baignades dans la Seine, des concerts et des comédies données en plein air et, en vérité, le couple royal, ce n’était plus du tout Louis et Marie-Thérèse mais bien Louis et Henriette… Ils étaient le rayonnant pôle d’attraction d’une jeunesse turbulente, débauchée, cruelle, libertine et volontiers rabelaisienne, mais superbe et pleine de feu, et la Cour qui ne comptait alors que cent à deux cents personnes semblait n’exister que par elle et pour elle… Les échos des violons et les fusées des feux d’artifice enchantaient et illuminaient presque toutes les nuits de Fontainebleau où l’on ne dormait plus guère.

Pourtant, personne n’allait encore jusqu’à imaginer l’ébauche d’un roman ; le Roi, c’était l’évidence même, s’ennuyait avec son épouse et, ayant décidé d’attirer à lui tous ceux qui composaient naguère la si joyeuse cour des Tuileries, il était normal qu’il privilégiât celle qui en était la séduisante animatrice. En outre, il n’était pas la seule cible – tout au moins en apparence ! – de la coquetterie savante de Madame. Une coquetterie assez subtile pour ne pas s’adresser directement à lui. Il fut vite évident pour tout le monde qu’elle prenait plaisir à la cour de moins en moins discrète que lui faisait le beau comte de Guiche, le favori de son époux, et tout aussi évident que Guiche brûlait pour elle d’une de ces passions qui ne regardent ni au rang ni aux circonstances.