— Vous pensez que le Roi est vraiment amoureux, vous qui le connaissez depuis l’enfance ?
Sylvie écarta les mains en signe d’impuissance :
— Qui peut se vanter de bien connaître un homme tel que lui ? Tout ce que je peux dire c’est qu’il en a l’air.
— C’est tout ce que je voulais savoir ! Je baise vos jolies mains, ma chère duchesse !
Un salut pirouettant plein d’élégance et Fouquet disparaissait dans les profondeurs du palais en disant qu’il savait ce qui lui restait à faire. Il était déjà hors de vue quand Sylvie, inquiète, ouvrit la bouche pour demander à quoi il pensait…
En fait, l’idée du surintendant des Finances était d’envoyer, à Louise de La Vallière, Mme du Plessis-Bellière pour lui porter ses hommages et lui offrir deux cent mille livres « pour que sa parure soit digne d’une auguste attention ». C’était, malheureusement, la bourde à ne pas faire, Louise n’étant pas taillée sur le même patron que la majorité des dames de la Cour. Non seulement elle refusa mais, bouillante d’indignation, elle alla tout raconter au Roi…
Aussi Louis XIV est-il fortement prévenu contre son ministre lorsque, en fin d’après-midi du 17 août, son carrosse encadré de mousquetaires et de gardes-françaises franchit les hautes grilles dorées du château de Vaux-le-Vicomte et s’avance dans la large allée sablée dont une armée de domestiques prévenants a ôté le moindre caillou… L’effet de surprise est total : devant la magnificence du château et de ses jardins soudain surgis des bois qui l’ont dissimulé jusque-là, Louis XIV a le souffle coupé et, tandis que la longue file des voitures s’avance, il contemple presque incrédule ces parterres brodés, fleuris, ces eaux jaillissantes – on est en pleine canicule –, ces statues et cette architecture hardie, majestueuse, si nouvelle.
Et puis voici Fouquet lui-même qui attend le Roi au bas du perron tandis que sa femme va se placer à la portière de la Reine Mère. Marie-Thérèse qui souffre d’une grossesse que la chaleur rend pénible n’a pu venir mais, invitée particulière des Fouquet, Sylvie a rejoint son amie Motteville. Ce qu’elle voit l’épouvante : le Surintendant a jeté l’or à la pelle pour que la fête et la splendeur du château soient inoubliables, et c’est trop, beaucoup trop pour un jeune roi souvent impécunieux et dont l’œil n’a rien de tendre.
Après les rafraîchissements, Fouquet fait les honneurs du parc aux onze cents jets d’eau, puis d’un potager qui n’a son rival nulle part au monde. Bien plus tard, Louis XIV fera mieux encore à Versailles, pourtant, on pourra l’entendre dire à ses courtisans : « Vous êtes trop jeunes pour avoir mangé des pêches de M. Fouquet. »
Ensuite, on revient au château et l’on passe à table. Tandis que Fouquet et sa femme servent au Roi et à Anne d’Autriche, dans de la vaisselle d’or, les mets les plus délicats préparés par Vatel, trente buffets regorgeant de victuailles et des vins les plus fins sont à la disposition des invités. Le Roi a d’abord dévoré, puis son appétit s’est ralenti et il est devenu rêveur cependant que sa mère feignait de dédaigner ce qu’on lui offrait.
Le souper achevé, on gagne le théâtre de verdure élevé près d’une sapinière. Comme l’on redoute un orage, les spectateurs trouvent l’abri d’une vaste tente de damas blanc. Une comédie de Molière est au programme. Ce sera Les Fâcheux dont certains se demandent s’il n’y a pas là quelque intention discrète. Enfin, un extraordinaire feu d’artifice, chef-d’œuvre de Torelli, embrase le ciel d’été. Il fait jaillir des fleurs de lis accompagnant les monogrammes du Roi et de la Reine Mère qui se fondent ensuite en milliers d’étoiles. On ne saurait rien imaginer de plus galant ni de plus magnifique, pourtant Louis XIV regarde cela d’un œil froid. Il se sent humilié, comparant ces splendeurs à ce qu’il possède lui-même, et oublie qu’avant de faire sa propre fortune, Fouquet a aidé vigoureusement Mazarin à faire la sienne. Mazarin qui avant de mourir lui a donné, en la personne de Colbert, l’instrument pour perdre Fouquet.
— Madame, murmura-t-il à sa mère, ne ferons-nous pas rendre gorge à ces gens-là ?
À deux heures du matin, Fouquet pensant que le Roi souhaite se reposer lui demande humblement s’il acceptera d’occuper pour cette nuit la chambre fabuleuse qu’on lui a préparée. Mais non, le Roi veut rentrer dans son Fontainebleau. Aussitôt les trompettes sonnent et, tandis que l’on avance les voitures, le château tout entier semble s’embraser par la magie des artificiers et Fouquet vient tenir la portière à son royal invité. À cet instant il a un dernier geste, combien généreux : il offre Vaux, ses merveilles et tous ceux qui les ont fait naître à ce roi qui n’a même pas pour lui un sourire, qui ne remercie même pas pour cette fête qui a ruiné le Surintendant. Il refuse le domaine mais gardera en mémoire les noms des artistes qui l’ont créé : Le Vau, Lebrun, Le Nôtre, sans compter Molière qui cependant est encore à son frère, et aussi La Fontaine qui a dit de si jolis vers…
Il s’en va, remâchant sa colère et une jalousie indigne d’un roi quand il se veut grand…
Sylvie a vu tout cela. Elle a vu aussi le sourire de matou satisfait qui orne la lourde face de Colbert. Celui-là sent la chair fraîche… Alors, laissant Mme de Motteville repartir seule, elle a choisi de s’attarder. Fouquet le magnifique trouvera bien une voiture pour la ramener à Fontainebleau avant le lever de la Reine. Ce qu’elle veut, c’est parler à son ami : elle rejoint le couple qui, debout au pied du perron, regarde le train royal se fondre dans la nuit.
Mme Fouquet l’a vue venir et lui offre un sourire las :
— J’ai dit tout ce que je pouvais dire, ma chère amie, mais il n’a rien voulu entendre. Souffrez que je me retire à présent : je suis si fatiguée…
— On le serait à moins… Reposez-vous bien ! Quant à vous, mon cher Nicolas, je crois que vous êtes fou. Vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait ? Cette fête démontre de façon éclatante, pour le Roi, que vous êtes plus riche et plus puissant que lui…
— Il s’est invité lui-même. Pouvais-je le recevoir comme un voisin de campagne ? Je l’ai reçu comme je le devais et ce que j’ai voulu lui montrer c’est que j’étais capable de l’aider à devenir le plus grand roi du monde !
— Vous avez fait ce qu’il voulait. Ou plutôt ce que Colbert voulait… Je crains fort que l’on ne vous ôte votre surintendance et que vous ne soyez jamais Premier ministre. Mais grâce à Dieu, vous êtes toujours procureur général, ce qui vous sauve du pire !… Vous l’êtes toujours, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle inquiète de la mine soudain assombrie de son ami.
— Non, je ne le suis plus. J’ai vendu ma charge à M. de Harlay pour un million quatre cent mille livres… dont vous venez de voir s’envoler la meilleure part avec les illuminations, le spectacle et les feux d’artifices.
— Mon Dieu ! Vous avez fait cela ? Mais…
— Allons, allons, coupa-t-il d’un ton léger qui se voulait rassurant, même si l’on me fait quitter la vie publique, je saurai bien y revenir avec le temps. Et en attendant, je me partagerai entre ici, où je suis bien, Saint-Mandé où je suis encore mieux et Belle-Isle. Vous voyez que j’aurai de quoi m’occuper.
— Et si l’on vous prenait tout cela, si l’on allait… encore plus loin ?
— Ne dramatisez pas ! Nous ne sommes plus au Moyen Âge ou au temps des Valois et je ne m’appelle ni Enguerrand de Marigny ni Beaune de Semblançay. Cela dit… je suis heureux que vous soyez restée, mais venez prendre quelque repos ! À l’aube ma voiture vous ramènera à Fontainebleau…