— Je vais aller la voir, assura-t-il, et je compte lui faire suffisamment peur pour qu’elle abandonne sa proie à défaut de ses projets.
— Ce n’est pas une si bonne idée. Ce genre de dame ne se laisse pas facilement impressionner parce qu’elle est capable de tout. Rappelez-vous qu’à quinze ans elle était déjà l’espionne stipendiée de Richelieu…
— Aussi n’ai-je pas l’intention de la traiter comme une dame mais comme ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire pas grand-chose.
— Cela peut donner des résultats si vous tapez assez fort car, bien que n’étant plus une jouvencelle, l’ex-Mlle de Chémerault tient à son apparence qui est encore fort belle. Je l’ai aperçue il n’y a pas si longtemps au Cours-la-Reine…
— Ne me dis pas que tu t’intéresses à elle, mais si c’est cela, tu dois savoir où elle habite à présent ? Tout ce que j’en sais est qu’elle a quitté le bel hôtel du quai de la Reine-Marguerite[66] que son vieil époux avait fait construire peu après une mort qui a suivi le mariage de si près. Elle ne s’entendait pas, je crois, avec son beau-fils ?
— Oh ! lui ne demandait pas mieux. On dit qu’il était follement amoureux d’elle au point de vouloir l’épouser, mais le vieux La Bazinière lui avait laissé un beau douaire qui lui a fait préférer la liberté… et les libéralités de Particelli d’Emery. Je crois qu’il lui avait offert un hôtel mais je ne sais plus où…
— Fâcheuse perte de mémoire ! Et nous n’avons plus l’abbé Fouquet. Celui-là savait toujours tout sur tout le monde !
— Non, mais nous avons Mme d’Olonne… ou bien auriez-vous oublié qu’elle connaît la terre entière… et qu’elle tient fort à vous ?
— Plus que je ne tiens à elle. Mais tu as raison : ces femmes galantes se connaissent toutes parce qu’elles se détestent et s’envient. Je vais chez elle.
L’idée était bonne. Celle que l’on surnommait l’Hétaïre du siècle bien qu’elle portât de par son mari le nom de La Trémoille était fort renseignée, comme ses semblables, sur celles qui pouvaient lui faire de l’ombre. Fort introduite dans les milieux littéraires, Mme d’Olonne n’en collectionnait pas moins les amants, mais le dernier en date, Beaufort, semblait lui tenir à cœur de façon toute particulière. Aussi fit-elle quelques difficultés pour donner le renseignement qu’on lui demandait. Il fallut que François jure sur l’honneur qu’il n’avait sur Mme de La Bazinière d’autres desseins que néfastes.
— Je la crois coupable de l’enlèvement d’un enfant et c’est cet enfant que je veux retrouver, dit-il d’un ton si grave que la belle n’eut plus envie de se fâcher ni même de rire. Son ravissant visage – elle était fort jolie mais de formes un peu trop amples pour qui aimait la minceur – se chargea de tristesse :
— Bien que je ne l’estime guère, je ne l’aurais pas crue à ce point mauvaise. Elle habite rue Neuve-Saint-Paul un hôtel avec mascarons et ferronneries construit pour elle à la mort de son époux. Il se situe presque en face de celui du Lieutenant civil, M. Dreux d’Aubray…
Cette précision arracha à Beaufort un rire bref :
— Le Lieutenant civil que le Roi chargera de l’enquête si l’enfant n’est pas retrouvé rapidement ? Eh bien, au moins, il n’aura pas loin à aller pour l’interroger ! Merci de tout cœur, ma belle amie ! Je sais que vous êtes de celles sur qui l’on peut compter. Donnez-moi un baiser et je m’en vais…
— Déjà ?
— Il n’y a pas de temps à perdre mais je vous tiendrai informée…
Le baiser fut rapide puis François s’envola, laissant la jeune femme écouter, non sans mélancolie, le galop de son cheval décroître dans les profondeurs de la rue Coq-Héron. Qu’il fût venu monté disait assez sa hâte car leurs demeures étaient peu éloignées. En fait, François ne fit que toucher terre chez lui, le temps de récupérer Ganseville, et, à la nuit tombante, tous deux pénétraient dans la rue Neuve-Saint-Paul bordée de belles demeures dont les jardins roussis par l’automne gardaient le souvenir de ce qu’étaient autrefois ceux de l’hôtel royal Saint-Paul que ces propriétés morcelaient… Elle n’en était pas mieux éclairée : uniquement par les lumières tombant des fenêtres et un seul quinquet devant une statuette de saint. Les deux hommes n’eurent cependant aucune peine à trouver celle décrite par Mme d’Olonne. Lorsque Ganseville annonça les noms et titres de son maître à un majordome accouru à l’appel du portier, une sorte de stupeur parut s’emparer de l’homme, peu habitué sans doute à recevoir des princes, et il partit en courant pour l’annoncer. Beaufort se lança aussitôt sur ses talons afin de ne pas laisser faiblir l’effet de surprise. Ganseville, lui, s’établit dans le vestibule avec la mine d’un homme qu’il ne ferait pas bon importuner.
À la suite du maître d’hôtel qui eut tout juste le temps de l’annoncer, Beaufort traversa un grand salon où l’on n’avait pas ménagé les dorures avant de pénétrer dans une pièce plus petite, plus intime aussi, un cabinet de conversation tendu de damas jaune avec sièges assortis où deux femmes s’entretenaient, assises de part et d’autre d’une table supportant des livres, une écritoire et un vase de marguerites d’automne assorties au décor. Elles furent sur pied en une seconde et, toujours avec le même ensemble, offrirent à l’arrivant une gracieuse révérence qu’il leur rendit en balayant le tapis des plumes de son chapeau, politesse dont il se fût exempté si l’hôtesse avait été seule. Il s’excusa même de son arrivée impromptue et de déranger si cavalièrement des dames, mais il souhaitait entretenir Mme de La Bazinière d’un objet ne souffrant aucun délai.
— Ne vous excusez pas, monseigneur, j’allais partir, dit, avec un sourire à damner un saint, la dame inconnue qui était fort jolie, petite mais bien faite avec de beaux cheveux bruns et de grands yeux que leur azur céleste n’empêchait pas d’être fort impudents. De la bouche pincée de son hôtesse, Beaufort apprit qu’il s’agissait d’une voisine, fille du Lieutenant civil Dreux d’Aubray, mariée à un certain Brinvilliers que l’on venait de faire marquis. Visiblement, la petite marquise grillait de curiosité et ne se retirait pas sans regrets. Elle aurait tant aimé savoir ce que le fameux duc de Beaufort, le Roi des Halles, venait faire chez une belle un peu passée !
— Même si son amant ne l’occupe pas, elle ne va pas dormir de la nuit, dit l’ex-Mlle de Chémerault avec un petit rire méchant.
— J’imaginais qu’elle était de vos amies ? On dirait qu’il n’en est rien…
— Détrompez-vous, monseigneur, nous sommes amies… autant qu’on peut l’être tout au moins avec ce genre de femme…
— Ce genre de femme ? Elle est marquise si j’ai bien compris ! Pas vous. Vous n’êtes même plus rien du tout sinon la veuve d’un traitant…
Le ton insolent fouetta l’orgueil de celle qui avait été Françoise de Barbezière de Chémerault. Elle n’aimait pas qu’on lui rappelle ce que l’on ne pouvait appeler autrement qu’une déchéance et que d’ailleurs sa famille ne lui avait pas pardonné. Elle se redressa de toute sa taille qui était toujours belle et ses magnifiques yeux sombres tentèrent de foudroyer le prince qui la traitait si cavalièrement.
— N’avez-vous pris la peine de venir chez moi, monseigneur, que pour m’être désagréable ? Vous étiez plus courtois autrefois…
— Lorsque vous étiez fille d’honneur de la Reine que vous trahissiez déjà allègrement ? Oh, si peu ! De toute façon, mettons les choses au net : je ne suis pas ici pour vous être agréable. Bien au contraire !