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Tandis qu’ils reprenaient leurs chevaux sous l’œil atone d’un portier apparemment changé en statue, Ganseville chuchota à son maître :

— On fait le tour du pâté de maisons et on revient…

Ce fut dans la rue Beautreillis qu’il consentit à s’expliquer :

— Peu après votre arrivée, une jeune dame, fort jolie ma foi, a descendu l’escalier au pied duquel je me tenais. Elle a fait mine de manquer une marche et s’est accrochée à moi pour ne pas tomber…

— Instant agréable ! marmotta Beaufort. Tu as raison, elle est assez ravissante…

— Oh, elle doit s’intéresser davantage à vous. Tandis que je la soutenais, elle m’a soufflé : « Dites à votre maître de venir me voir. La maison d’en face. C’est important… »

— Tiens donc ! Ça pourrait l’être en effet : cette dame est la fille du Lieutenant civil. Elle s’appelle… attends !… La marquise de… de…

— De Brinvilliers, compléta Ganseville impavide. J’ai interrogé l’un des chiens de garde de la Chémerault. C’était tout naturel, vu la beauté de la dame. Il n’a fait aucune difficulté pour me renseigner, avec un gros rire en prime…

Pour ne pas attirer l’attention des gens de Mme de La Bazinière, Beaufort décida de revenir seul et à pied dans la rue Neuve-Saint-Paul. On laissa les chevaux dans une auberge voisine du couvent de la Visitation-Sainte-Marie, puis le duc se dirigea vers l’hôtel Dreux d’Aubray tandis que son écuyer s’embusquait dans le renfoncement d’un portail de façon à garder l’œil sur celui de La Bazinière.

Au portier qui lui ouvrit, Beaufort n’eut pas à décliner son identité. Apparemment, la charmante marquise ne doutait pas un instant qu’il n’accourût à son invitation et elle l’avait décrit avec suffisamment de précision pour que le bonhomme le guide sans un mot jusqu’au vestibule où attendait un laquais.

La maison était curieusement peu éclairée et semblait déserte ou presque. On n’y entendait pas de bruit et le visiteur impromptu se sentit rassuré : il s’était demandé un moment ce qu’il dirait s’il se trouvait soudain nez à nez avec le Lieutenant civil – encore que celui-là ne ressemblât en rien à son prédécesseur défunt Laffemas, dont il n’avait ni la dangereuse intelligence, ni la cruauté, ni l’astuce : un magistrat exécutant sa tâche sans la moindre originalité et sans guère d’efficacité. Mais ni lui ni le mari qui devait être aux armées ne se montra. Après avoir parcouru une galerie vitrée, Beaufort pénétra dans un petit cabinet très féminin avec ses soies bleues et ses girandoles de cristal, où son hôtesse l’attendait dans une robe d’intérieur abondamment garnie de dentelles et si largement décolletée qu’il se demanda s’il ne s’agissait pas, après tout, d’un vulgaire piège galant. D’autant qu’à la réflexion il ne voyait pas bien ce que cette dame pouvait avoir à lui dire. Cette vague déception ne dura guère. Après lui avoir offert une belle révérence, la dame l’invita à prendre place :

— Vous avez dû, monseigneur, être aussi surpris de mon invitation que cette chère Mme de La Bazinière l’a été de votre visite de tout à l’heure. J’ai d’ailleurs cru comprendre, à votre air, que l’amitié n’y participait guère…

— Vous semblez avoir des yeux aussi bons que beaux, marquise, mais à quoi avez-vous vu cela ?

— Votre mine était celle de quelqu’un qui vient demander des comptes plutôt qu’un moment de conversation badine. Il faut que je vous dise qu’en toute vérité je n’aime pas beaucoup ma voisine.

— Que faisiez-vous chez elle en ce cas ?

— De la surveillance ! Voyez-vous, mon père est veuf et fort riche. Cette Mme de La Bazinière s’est mis en tête de le séduire et de se faire épouser. Comme mon père est, en outre, un homme fort obstiné – encore que je ne sois pas certaine que ses vues rejoignent celles de la dame –, je me garde bien de prendre une attitude inamicale. Au contraire, en cultivant le bon voisinage je peux la surveiller de plus près…

— C’est fort sage mais je ne vois pas en quoi je peux vous apporter une aide quelconque pour empêcher ce mariage.

Mme de Brinvilliers prit sur une petite table posée près d’elle un drageoir contenant des fruits confits qu’elle offrit à son visiteur, et comme il esquissait un geste de refus :

— Vous devriez y goûter. Ces fruits sont délicieux : je les fais moi-même…

Pour ne pas la désobliger, il prit une prune qu’il trouva fort bonne en effet, encore qu’un peu collante aux doigts. Elle-même se servit, dégusta et reprit le fil de la conversation :

— Ne vous y trompez pas, monseigneur ! Je ne vous demande pas votre aide, pas directement tout au moins, mais il est possible que je puisse vous être de quelque utilité. Si toutefois vous consentiez à me confier la raison de votre visite chez La Bazinière… Cependant, ne me répondez pas tout de suite et écoutez encore ceci : étant donné ce que je vous ai appris des intentions de cette femme, moi et deux de mes serviteurs dévoués la surveillons de près, elle et sa maison. De jour comme de nuit.

François dressa l’oreille, soudain très attentif.

— Auriez-vous surpris quelque chose d’inhabituel ?

— Vous jugerez. Il y a… quatre nuits je crois, je revenais de faire médianoche dans une demeure proche de la place Royale, j’étais en compagnie d’un ami qui me ramenait chez moi quand, dans cette rue, nous avons été dépassés par une voiture fermée escortée de deux cavaliers. Cette voiture est entrée dans la cour de La Bazinière et je n’y aurais rien vu d’extraordinaire si, lorsqu’elle est passée près de nous – en ralentissant car la rue n’est pas large –, je n’avais entendu des cris et des protestations, vite étouffés d’ailleurs, mais j’aurais juré qu’il s’agissait d’un enfant.

Beaufort sauta sur ses pieds, envahi d’une joie sauvage :

— C’est cet enfant que je venais lui réclamer. Il est le fils d’une amie chère enlevé il y a en effet quatre jours.

— Me direz-vous qui il est ?

— Le jeune duc de Fontsomme. Sa mère est des dames de la jeune Reine…

Les beaux yeux bleus jetèrent des flammes vite cachées sous la paupière :

— Un rapt ! Et celui d’un duc ! Monseigneur vous me ravissez ! Que cette femme en soit convaincue et elle disparaît !

— N’allez pas si vite ! Rien ne dit que l’enfant soit encore chez elle…

— Je jurerais qu’il y est encore. D’abord la voiture en question n’est jamais ressortie. Comme je vous l’ai dit, la maison est surveillée la nuit et moi je m’y rends chaque jour. Mon instinct me disait que le moment était venu de me prendre pour cette femme d’une incroyable passion. Je vais chez elle sous les prétextes les plus divers. Je joue un peu les folles ; je déclare que je m’annoncerai moi-même ; j’apporte de menus présents. Avant-hier, je suis tombée dans sa chambre où elle était en conversation avec un homme portant sa livrée mais que je n’avais jamais vu. Un homme d’une quarantaine d’années avec un visage long…

Beaufort tira de sa poche le dessin de Perceval et le lui tendit :

— Ressemblait-il à cela ?

— Mais… mais oui ! Tout à fait !

— Votre père est-il là ?

— Non. Pas ce soir. Il est à notre château d’Offémont…

— C’est fâcheux ! J’ai menacé cette femme, si l’enfant n’était pas rendu demain matin à sa mère, de faire investir son hôtel par les gens du Roi.

Ce fut au tour de la belle Marie-Madeleine de quitter les coussins où elle s’alanguissait si joliment :

— C’est toujours possible, même sans lui, mais alors elle n’a qu’une solution : envoyer cette nuit même le petit duc dans une autre cachette…