— Elle en a une autre : le tuer ! fit Beaufort d’un ton sinistre.
— Je ne crois pas. C’est une femme qui sait mesurer les risques et celui-là serait trop gros : un meurtre laisse des traces, ce serait la roue pour l’assassin et l’épée du bourreau pour elle. Où est votre écuyer ?
— Dehors. Il surveille la maison…
— Mon valet La Chaussée en fait autant. Sans vous commander, monseigneur, allez rejoindre votre serviteur, reprenez vos chevaux et restez à quelque distance. Quelque chose me dit que l’enfant va partir cette nuit. Je vais envoyer renverser une charrette de bois à l’autre bout de la rue…
« Quelle femme ! pensa Beaufort. Elle ferait un meilleur Lieutenant civil que son père ! » Puis, tout haut :
— Si nous réussissons, ce sera grâce à vous, marquise ! Comment pourrais-je vous remercier ?
Mme de Brinvilliers eut un petit sourire :
— J’aimerais, si la duchesse retrouve son fils, qu’elle accepte de me présenter à la Reine. Nous sommes nobles de fraîche date puisque le nom de mon époux est Antoine Gobelin, de la famille des grands liciers, mais Gobelin tout de même. Sans être tout à fait une savonnette à vilain, notre marquisat est un peu frais.
— Acquis aux armées, madame, ce qui donne bien des droits.
— Certes, certes… mais je voudrais voir la Cour d’un peu près.
— J’y veillerai, marquise, et la duchesse sera heureuse de vous aider.
Redescendu dans la rue obscure, Beaufort envoya Ganseville chercher les chevaux et s’établit avec lui dans le boyau nauséabond qui filait entre deux immeubles. On y jetait les détritus et c’était apparemment une terre d’élection pour les rats. Quelques coups de pied les mirent en fuite. En même temps, sortie des dépendances de l’hôtel d’Aubray, une charrette lourdement chargée se mit à cahoter sur les pavés inégaux avec des grincements d’apocalypse avant de s’effondrer juste à la sortie de la rue. Tout était donc en place et l’attente commença.
Elle allait être longue. Commencée aux environs de neuf heures, elle s’étira bien après que le clocher de l’église Saint-Paul eut sonné minuit. Les guetteurs commençaient à trouver le temps long quand, enfin, les portes de l’hôtel La Bazinière s’ouvrirent sans bruit : une chaise à porteurs, escortée de deux hommes armés d’une épée mais ne portant aucun luminaire, se dirigea vers la rue Saint-Paul.
— Où peut-elle aller ainsi en pleine nuit ? souffla Beaufort persuadé que son ennemie occupait la chaise. Suivons-la !
— Peut-être cette chaise n’est-elle qu’un leurre et ce qui nous occupe sortira-t-il après ?
— En ce cas, les gens de Mme de Brinvilliers pourraient s’en charger ? Mais il se peut que tu aies raison. On se sépare : moi je suis et toi tu restes !
Chasseur solitaire à ses heures – il aimait à parcourir ses terres un chien sur les talons, un fusil sous le bras –, Beaufort savait se déplacer sans faire le moindre bruit. Il se lança derrière le petit cortège, suivit avec lui un bout de la rue Saint-Paul puis le vit obliquer vers le chevet de l’église construite quelques années auparavant par les Jésuites dont la maison professe était voisine. Il y avait là un cimetière auquel on accédait par l’intérieur de l’église, mais aussi par une petite porte ouverte dans le passage Saint-Louis sur le côté gauche du sanctuaire. La chaise s’engagea dans ce passage puis s’arrêta, mais personne n’en descendit. L’un des « gardes » s’approcha de cette porte dont il semblait avoir la clef car il l’ouvrit sans peine avant de revenir vers la chaise dont il tira un paquet oblong qu’il chargea sur son épaule, tandis que son compagnon, aidé par les porteurs, prenait divers outils dans le véhicule. Un voile rouge passa sur les yeux de Beaufort dont le cœur manqua un battement : ces gens allaient procéder à un enterrement clandestin et ce corps ne pouvait être que celui de Philippe. Il tira son épée et s’élançait déjà quand une main solide le retint :
— Ils sont quatre, monseigneur ! Ne faites pas ça tout seul.
— Qui es-tu ?
— La Chaussée, le valet de la marquise. Attendez un instant, je vais chercher votre écuyer…
— Commence par m’aider à franchir ce mur !
En effet, la chaise restait abandonnée dans le passage et la porte s’était refermée sur les quatre hommes. Sans répondre, La Chaussée se courba, offrant ses mains croisées à la botte de Beaufort qui s’enleva comme une plume et se retrouva au sommet du mur d’où il se laissa glisser avec souplesse sans le moindre bruit. Cependant, les quatre hommes et leur fardeau gagnaient le fond du cimetière et se mirent, non à creuser la terre, mais à soulever et faire glisser une dalle qui devait donner accès à un caveau. Beaufort entendit la pierre grincer et, sans attendre le secours annoncé, fonça à travers les tombes, l’épée haute. Attelés à leur tâche, les hommes ne le virent pas venir et l’un d’entre eux tomba, face contre terre, avec un hoquet, percé de part en part sans même savoir ce qui lui arrivait. Mais l’effet de surprise ne dura pas : le temps qu’il retire son arme du cadavre, un autre malandrin avait dégainé et l’attaquait. Touché au bras, Beaufort fit un saut en arrière, trouva le mur du cimetière et s’y adossa pour affronter non seulement l’homme armé mais les deux porteurs de chaise qui brandissaient un levier et une lourde barre de fer. Trop furieux pour sentir la douleur, il fit de si terribles moulinets avec sa lame que les autres, surpris, reculèrent, cherchant le défaut qui leur permettrait de l’atteindre. Il effraya sans peine les deux porteurs mais le troisième savait, de toute évidence, manier une rapière. Et soudain, Beaufort cria :
— Tu ne m’échapperas pas, Saint-Rémy, ou qui que tu sois ! Je vais te tuer comme la mauvaise bête que tu es !
— Il faudrait pouvoir m’atteindre. Nous sommes trois et tu es seul…
Ainsi c’était bien lui ! Beaufort se sentit des ailes et chargea avec une folle impétuosité. À cet instant le levier lancé d’une main vigoureuse le manqua d’un cheveu mais la seconde suivante le lanceur s’écroulait avec un affreux gargouillis, la gorge traversée par l’épée de Ganseville qui arrivait comme la foudre. L’homme à la barre de fer eut le même sort ; alors, se voyant pris entre deux feux, Saint-Rémy rompit brusquement le combat, fila comme une flèche à travers l’enclos et disparut aussi soudainement que si la terre s’était ouverte sous ses pas. Ganseville se lança à sa poursuite tandis que François courait s’agenouiller auprès du corps enveloppé d’une couverture que l’on avait déposé près du caveau ouvert. Il était si bouleversé en écartant le tissu d’une main tremblante que les larmes inondaient son visage : l’enfant de Sylvie gisait devant lui, victime d’un aventurier et d’une misérable femme. Et lui, Beaufort, allait devoir le rapporter à une mère dont il anticipait le désespoir avec épouvante.
Soudain, comme il se penchait sur le petit garçon pour l’embrasser, il sentit que la peau était chaude et que Philippe respirait… Une violente bouffée de joie l’envahit :
— Ganseville ! appela-t-il sans se soucier du bruit qu’il faisait, Ganseville, viens vite ! Il est vivant ! Vivant !
Il enleva l’enfant dans ses bras et, sans s’occuper de sa blessure, le visage levé vers les étoiles, il sembla l’offrit au ciel.
L’écuyer accourut, examina le jeune garçon :
— Il est vivant mais inconscient… On a dû le droguer, mais avec quoi ?
— S’il s’agissait d’un poison en train d’agir ? s’alarma le duc.
— Il n’a pas l’air de souffrir…
— Et ces misérables allaient l’enterrer tout vif ! Comment peut-on être aussi ignoble !