— Pardieu, jeune demoiselle, vous me plaisez plus encore que je ne le croyais ! Et vous me donnez bien du regret : c’eût été agréable de passer la vie avec une épouse aussi intelligente que jolie… Alors, vraiment vous ne voulez pas devenir comtesse de Lauzun ?
— Sans façon ! Je ne nie pas que si vous n’êtes pas beau, vous avez beaucoup de charme ; malheureusement je n’y suis pas sensible ! Cela ne devrait pas vous faire de peine : tant de dames vous trouvent irrésistible !
— Même une bonne et franche association ne vous tente pas ? Je respecterai les apparences, vous me donnerez un héritier ou deux et, comme je suis très ambitieux, vous deviendrez une grande dame…
— Mais je compte bien le devenir sans votre aide. Sachez que j’ai décidé d’épouser un prince. Pas moins !
— Eh bien, voilà qui est clair ! Alors, si vous le voulez bien, ajouta-t-il avec ce sourire de fauve qui n’appartenait qu’à lui, oublions tout cela et soyons amis ! Mais vraiment amis : comme peuvent l’être deux garçons ! Aux postes que nous occupons l’un et l’autre, vous auprès de Madame et moi auprès du Roi, je crois que nous pouvons nous être fort utiles !
— Cela, je le veux bien, dit Marie avec un grand sourire. Soyez-moi loyal, je vous le serai aussi !
C’est ainsi que fut conclue une amitié dont Marie ignorait quels prolongements elle pourrait avoir un jour…
En se retrouvant dans la « librairie » de Perceval, assise face à lui devant la cheminée où pétillaient et craquaient des bûches et des pommes de pin répandant une délicieuse odeur, Sylvie goûta longtemps, en silence, l’un de ces moments de détente et de paix comme il est si difficile d’en savourer dans les châteaux royaux toujours hantés par les regards indiscrets, les oreilles aux aguets, la malveillance et les courants d’air…
Les yeux clos, la tête abandonnée sur le haut dossier de cuir clouté, Sylvie laissait décanter la fatigue du voyage, l’énervement des derniers instants à Fontainebleau dans les chambres démeublées, l’agacement des menus incidents de la route où tout le monde veut passer avant tout le monde pour approcher le Roi de plus près. Les cours royales ont toujours accouché de courtisans, mais ceux que le caractère abrupt et l’orgueil intraitable du jeune Louis XIV développaient déplaisaient à Mme de Fontsomme plus que ceux d’autrefois qui, à son sens, gardaient un semblant de dignité. En bref, le Roi était en train de domestiquer sa noblesse et cela la contrariait au point qu’elle se demandait si elle supporterait encore longtemps une atmosphère de plus en plus irrespirable pour elle. S’il n’y avait eu la pauvre petite Reine, si facilement délaissée, à qui elle s’attachait parce qu’elle lui faisait pitié, elle eût sans doute demandé son congé.
— C’est peut-être ce que je ferai, dit-elle soudain à haute voix, lorsque la Reine aura mis son enfant au monde.
Perceval penché sur un livre releva la tête et vit que ses yeux étaient grands ouverts.
— Ce qui m’étonne, dit-il avec douceur, c’est que vous ayez tenu si longtemps. Vous n’êtes pas faite pour la vie de cour. Il y a trop de chausse-trappes, d’intrigues, de faux-semblants…
— Des intrigues j’en ai eu mon compte, mais j’avoue que j’aime bien notre petite reine. Et puis je voulais aussi veiller à l’avenir de mes enfants – au fond je ne suis pas si différente des autres ! – et voyez où j’en suis : je ne vois jamais ma fille et je n’ai pas vu mon fils depuis trois ans. Quelques lettres quand la flotte touche terre, dont la moitié sont l’œuvre de l’abbé de Résigny…
— Ne les dédaignez pas. Elles vous renseignent sur les faits et geste de Philippe bien mieux qu’il ne le fait lui-même. Quand il a dit qu’il se porte bien, qu’il adore M. de Beaufort et que vous lui manquez il estime son devoir largement accompli. Ce ne sera jamais un homme de plume. Et puis… il y a celles, rares je veux bien l’admettre, que vous adresse le duc lui-même.
Cette idée fit sourire Sylvie.
— Lui non plus ne sera jamais un homme de plume. Comme lorsqu’il m’écrit il ne fait pas appel à son secrétaire, il maltraite toujours autant l’orthographe.
— N’ayant jamais été « précieuse » cela ne doit pas vous troubler beaucoup. Et ce qui compte, ce sont les sentiments…
Il sourit avec tendresse au joli visage devenu tout rose. Il ne cessait de remercier le Ciel d’un rapprochement qu’il souhaitait depuis bien longtemps, allant même jusqu’à espérer qu’un mariage finirait par unir ces deux êtres tellement faits l’un pour l’autre et qui se connaissaient si bien. Rien ne pouvait être meilleur pour eux deux et aussi pour Philippe qui reviendrait un jour de ses voyages et qu’il serait bon de protéger officiellement. En effet, bien que depuis trois ans Saint-Rémy n’ait plus donné signe de vie et que sa complice vécût retirée dans un château provincial, le chevalier de Raguenel ne tenait pas pour définitive la disparition de l’aventurier. Il devait se cacher quelque part pour qu’on l’oublie et que la lourde main du Roi, qui l’avait manqué de si peu, se tourne dans une autre direction mais, à moins qu’il ne se fasse tuer dans quelque affaire, on le reverrait un jour ou l’autre… C’était d’ailleurs un sujet qu’il n’effleurait jamais avec Sylvie, préférant qu’elle chasse de son esprit une des plus pénibles périodes de sa vie. De même, il se gardait bien d’apprendre à sa filleule ce qu’il savait d’autres sources : Beaufort et les siens étaient retranchés dans Djigelli, place forte de la côte algérienne pour la prise de laquelle on avait chanté le 15 août dernier un beau Te Deum à Notre-Dame, mais depuis l’on était sans nouvelles, les Barbaresques faisant trop bonne garde pour qu’un courrier puisse passer…
Cependant, il était écrit dans le livre de la vie que cette soirée, dont Sylvie espérait qu’elle serait si paisible, était loin de s’achever pour elle. Ce fut d’abord, au moment où l’on allait passer à table, l’entrée tumultueuse de Marie. Ses arrivées étaient toujours tumultueuses et, dans le sillage azuré de ses habits de velours bleu, de satin blanc et d’hermine, l’automne parut reculer pour faire place au printemps. En entrant, elle ne vit pas sa mère et courut se jeter dans les bras de Perceval :
— Il y a des siècles que je ne vous ai vu et vous me manquiez ! Je ne vous demande pas comment vous vous portez : vous êtes plus jeune que jamais !
Sans lui laisser le temps de respirer elle distribua quelques baisers sur son visage, puis pirouetta sur ses talons et se trouva en face de Sylvie. Aussitôt, elle parut s’éteindre comme une fusée de feu d’artifice qui retombe :
— Mère ?… Vous étiez là ? Je ne vous savais pas de retour à Paris…
— La Cour fait pourtant assez de bruit quand elle rentre, fit Perceval, mécontent du nouveau ton de la jeune fille et de l’effet qu’il produisait sur Sylvie. Et les Tuileries sont voisines. Y est-on sourd à ce point ?
— Oh, nous autres de la maison de Madame, nous sommes devenus les indésirables, les parias. Depuis que notre princesse est à nouveau enceinte, on ne nous invite plus. « Les plaisirs de l’île enchantée » n’ont pas été pour nous et nous n’avons pas vu Versailles.
Elle parlait, parlait, se tenant devant Sylvie sans chercher à s’approcher d’elle.
— Tu ne m’embrasses pas ? murmura celle-ci avec, dans la voix, une note douloureuse qui atteignit l’oreille fine de son parrain. Il fronça le sourcil mais déjà Marie répondait :