Or, Sylvie se souvint du cas analogue d’une femme près du terme de sa grossesse, qu’une espèce de rebouteux des environs de Fontsomme avait réussi à calmer. Elle ordonna à Molina de préparer un bain tiède et d’envoyer chercher un peu d’armoise chez un apothicaire pour en faire une tisane, puis elle demanda à Mme de Motteville qui était restée là et la reçut avec un soulagement visible, de vider la chambre de ceux qui n’avaient rien à y faire et de poster des gardes à la porte.
Dans la nuit, la crise s’apaisa et la Reine put reposer en paix, Sylvie aussi, pour qui l’on dressa un lit dans l’une des chambres de l’appartement royal où elle allait d’ailleurs rester jusqu’à l’accouchement, la Reine poussant des plaintes à fendre l’âme dès qu’elle ne la voyait plus. Il est vrai qu’elle allait avoir à subir bien des douleurs dans les jours à venir.
Dès le lendemain, les médecins assemblés par le Roi autour du lit de sa femme diagnostiquèrent doctement une « fièvre tierce », ce qui était à la portée du premier venu, la Reine faisant visiblement de la température ; en outre, elle se plaignait de violentes douleurs aux jambes. On lui appliqua donc le grand remède habituel, c’est-à-dire la saignée, avec la libéralité coutumière. En peu de jours, la pauvre Marie-Thérèse fut délestée d’une partie appréciable de son sang espagnol. Bientôt, elle eut de grandes douleurs aux jambes et l’accoucheur François Boucher se montra soucieux :
— Je crains que la Reine n’atteigne pas le terme prévu à Noël, confia-t-il au Roi. Mieux vaudrait se tenir prêts à un accouchement prématuré…
On prit aussitôt les dispositions nécessaires. Selon l’habitude, le lit de travail que l’on accrochait, dès le début de la grossesse, au plafond de la chambre de parade, fut descendu, débarrassé des housses qui le protégeaient – surtout durant les déplacements où l’on ne manquait pas de l’emporter ! – et on le mit sous une sorte de tente autour de laquelle on pouvait circuler pour les besoins du service sans trop déranger la parturiente. Puis on installa les instruments de chirurgie sous un autre pavillon, plus petit. Au moment de l’arrivée de l’enfant on écartait les rideaux afin que les princes, princesses et autres hauts personnages rassemblés dans la vaste pièce pussent ne rien perdre du spectacle et attestent, le cas échéant, qu’il n’y avait pas eu substitution d’enfant.
Ces précautions étaient sages : à l’aube du dimanche 16 novembre, la Reine qui, depuis plusieurs jours, subissait des contractions épisodiques entra dans les grandes douleurs. On la transporta dans la chambre de parade où le Roi vint rejoindre la Reine Mère qui depuis plusieurs jours passait le plus clair de son temps au chevet de sa belle-fille, oubliant ses propres douleurs pour tenter de la réconforter. Un par un, les autres membres de la famille et les grands du royaume prirent place autour d’eux. Enfin, une demi-heure avant midi, recrue de souffrance et de fatigue, Marie-Thérèse poussa un long gémissement et donna le jour à une petite fille dont l’aspect surprit tout le monde : plus petite que la moyenne des bébés, ce qui n’était guère surprenant puisqu’elle arrivait avec un bon mois d’avance, elle n’était pas rouge comme d’habitude mais d’un violet presque noir qui impressionna beaucoup les assistants, et le Roi plus encore que les autres.
— Cette enfant ne respire pas ! déclara d’Aquin, le médecin du Roi qui s’en empara, l’emporta dans la pièce voisine où un coussin était préparé devant le feu pour les premiers soins. D’un doigt expert, il débarrassa le nez et la bouche minuscules des « humeurs visqueuses et gluantes » qui les obstruaient puis, prenant l’enfant par les pieds, il claqua ses petites fesses jusqu’à ce qu’elle pousse son premier cri. Mais, remise droite, elle n’en demeura pas moins d’une couleur aussi peu orthodoxe que possible.
— Ce n’est rien, assura le médecin à l’intention du Roi qui l’avait suivi. Un effet d’asphyxie. Le sang privé d’air s’est figé et a noirci. Dans quelques jours il n’y paraîtra plus…
— Si vous le dites…
En dépit du grand crédit qu’il accordait à la médecine, le ton du Roi n’était guère aimable et d’Aquin détourna les yeux pour éviter le sombre éclair de ceux du maître. Pourtant, il s’en tint à sa version de l’événement et Louis XIV n’insista pas. D’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne pensaient qu’un enfant ainsi fait pût vivre longtemps et, le jour même, sa nourrice flanquée du parrain et de la marraine – le prince de Condé et Madame – la portait à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, la paroisse royale, pour y être baptisée du double nom de Marie-Anne. Jamais on ne vit bébé recevoir l’eau lustrale si prodigieusement enveloppé : le béguin de dentelles qui cachait à demi sa petite figure foncée et la pénombre de l’église dissimulèrent assez bien son étrange couleur sur laquelle déjà glosaient les plus bavards parmi ceux qui avaient assisté à l’événement. On parla même d’un « petit monstre noir et velu » !
On n’eut pas beaucoup le temps de se perdre en conjectures car, peu après la délivrance, l’état de la Reine inspira les plus vives inquiétudes. Les convulsions recommençaient, au point que le Roi s’établit dans la chambre même de celle que l’on considéra aussitôt comme mourante. Il envoya distribuer de l’argent aux pauvres et fit des vœux pour le rétablissement d’une épouse si douce et si aimante. Voyant qu’elle s’affaiblissait encore, il ordonna qu’on lui porte le viatique…
— N’est-ce pas un peu tôt, Sire ? osa demander Sylvie qui ne savait plus que penser de tout ce dont elle venait d’être témoin.
— Non. Il est à craindre que Dieu n’ait envoyé cette rude épreuve que pour en délivrer rapidement sa mère.
— Il est certain, dit Anne d’Autriche qui ne quittait plus sa belle-fille elle non plus, qu’il faut souhaiter beaucoup plus ardemment voir la Reine vivre dans le Ciel que sur la terre…
Or, Marie-Thérèse souffrait sans doute mais n’était pas le moins du monde inconsciente. Elle gémit :
— Je veux bien communier mais non pas mourir !…
On la convainquit, avec une hâte que d’aucuns jugèrent fâcheuse, que c’était la meilleure chose à faire et qu’il y avait urgence. Sylvie pour sa part trouvait un peu suspecte cette grande hâte d’administrer la jeune femme. C’était comme si l’on essayait de forcer la main de Dieu en l’engageant à rappeler à lui dans les plus brefs délais quelqu’un qui venait de décevoir si étrangement. Cette fois, elle se garda bien de donner son opinion et se joignit à la cérémonie que l’on venait de décider : en grande pompe, le Roi, sa mère et toute la Cour portant des centaines de cierges et de torches allèrent accueillir le saint sacrement que Marie-Thérèse, qui fit effort pour se soulever, accueillit avec sa douceur et sa piété habituelles. Elle semblait résignée à ce sort dont elle ne voulait pas et qui déchaînait déjà les prières dans toutes les églises de Paris.
— Je suis bien consolée d’avoir reçu Notre Seigneur, soupira-t-elle. Je ne regrette la vie qu’à cause du Roi et de cette femme, ajouta-t-elle en désignant sa belle-mère.