Puis elle attendit une mort qui ne semblait pas autrement pressée de la rejoindre… Cependant, alors qu’une fois de plus elle veillait sa jeune reine en compagnie de Molina, Mme de Fontsomme fut avertie qu’une dame demandait à lui parler à la porte du Louvre. Elle s’enveloppa d’une mante – le temps était affreux, froid et pluvieux comme si l’hiver était déjà là –, descendit et, sortant du palais, vit une voiture arrêtée d’où, à sa vue, une femme déjà âgée et toute vêtue de noir, sortit aussitôt. Elle reconnut Mme Fouquet, la mère de son malheureux ami et la seule qui eût été épargnée par les ordres d’exil, à cause d’une haute piété confinant à la sainteté. Celle-ci lui mit un paquet dans les mains après l’avoir remerciée d’être venue jusqu’à elle :
— Vous savez, dit-elle, que j’ai de grandes connaissances des plantes, des élixirs et de toutes choses servant à adoucir le sort des chrétiens. On m’a décrit les souffrances de notre reine et j’ai composé pour elle un emplâtre à appliquer de la façon que j’ai écrite sur ce papier. Je suis certaine qu’avec l’aide de Dieu, elle en ressentira grand bien.
— De toute façon, dit Sylvie, nous ne risquons rien à essayer puisque les médecins assurent qu’elle est perdue…
— Je sais. On dit même, ajouta-t-elle avec une amertume dont elle ne fut pas maîtresse, que le Roi fait déjà préparer ses habits de deuil. En vérité, je crains qu’il n’ignore tout de la pitié…
Ayant dit, elle remonta vivement dans sa voiture et s’éloigna. Sylvie regarda l’attelage disparaître dans une rafale de pluie puis se hâta de regagner les appartements royaux où elle alla droit chez la Reine Mère. Elle ne pouvait, en effet, prendre sous sa seule responsabilité d’appliquer à Marie-Thérèse quelque remède que ce soit.
Anne d’Autriche se montra émue du geste de Mme Fouquet pour qui elle avait toujours éprouvé de l’amitié :
— Pauvre femme ! soupira-t-elle. À la veille de perdre peut-être son fils, elle pense d’abord à sa reine ! Je l’en remercierai, mais il convient d’essayer tout de suite cet emplâtre : au point où en est ma fille, nous ne risquons rien…
Et le miracle se produisit. Le 19 novembre, Marie-Thérèse était complètement hors de danger et retrouvait même ses forces avec une étonnante rapidité.
— Mon fils, dit alors la Reine Mère, ne conviendrait-il pas de montrer quelque gratitude à Mme Fouquet ?
La réponse vint, cinglante, horrifiante pour Sylvie :
— Puisqu’elle connaissait le moyen de sauver la Reine, il eût été criminel à cette femme de ne pas le faire connaître. À présent, si elle a cru obtenir ainsi des droits à mon indulgence pour son fils, elle se trompe. Si les juges le condamnent à mort, je le laisserai exécuter !… Qu’y a-t-il, madame de Fontsomme ? Vous semblez troublée.
Elle plongea dans une profonde révérence qui lui permit de dissimuler son visage.
— Je l’avoue, Sire ! Je pensais que la joie de voir Sa Majesté la Reine sauve ne laisserait place chez le Roi à aucun autre sentiment…
Il y eut un silence si lourd qu’elle n’osa même pas relever la tête, s’attendant à être frappée par la foudre.
— Eh bien, vous vous trompiez, dit sèchement Louis XIV, et il passa son chemin pour s’en aller prendre des nouvelles de La Vallière dont la grossesse se passait tout à fait normalement. Mais la satisfaction qu’il en ressentait ne lui faisait pas oublier l’étrange petite princesse que le Ciel venait de lui envoyer… Il fut vite évident qu’elle était bien constituée, ne demandait qu’à vivre et que sa peau ne serait jamais blanche. En dehors des femmes qui s’en occupaient et à qui un ordre du Roi scellait les lèvres, nul n’était autorisé à l’approcher, pas même sa mère, sous le prétexte d’une maladie en voie d’évolution. Jusqu’à ce jour de décembre où Louis XIV convoqua la duchesse de Fontsomme et la reçut tard le soir, non dans son cabinet mais dans sa chambre et toutes portes closes.
— Nous avons une mission délicate à vous confier, duchesse, une mission qui exige le secret le plus absolu parce qu’elle relève de celui de l’État, mais nous vous savons discrète et dévouée à votre reine comme, nous voulons l’espérer, à votre roi.
— Je suis la servante de Leurs Majestés.
— Bien. Ce soir, à minuit, vous entrerez dans la chambre de… cette enfant qui nous est née voici peu. Vous y trouverez Molina qui vous la remettra. Vous gagnerez la sortie du palais où une voiture vous attendra. Nous ferons en sorte que vous ne rencontriez personne. Le cocher a déjà reçu ses ordres. C’est, lui aussi, quelqu’un de toute confiance…
Si elle fut surprise de ce qu’elle entendait, Sylvie se garda bien d’en montrer quoi que ce soit. Elle commençait à savoir que, s’il pleurait volontiers sous l’impulsion d’une sensibilité à fleur de peau, le Roi appréciait peu les émotions des autres et, ce soir, son visage était de marbre.
— Où dois-je conduire… la princesse ?
— Oubliez ce titre ! Quant à votre destination, le cocher la connaît et c’est suffisant. Il vous conduira dans une maison où vous remettrez l’enfant à la femme que vous rencontrerez ainsi que le coffre qui voyagera avec vous. Ensuite vous rentrerez chez vous. La Reine n’aura pas besoin de vous avant demain matin… où la nouvelle de la mort de notre fille Marie-Anne sera connue de tous.
Elle étouffa un cri :
— La mort, Sire ?
— Apparente, madame ! Sinon, inutile de vous priver d’une nuit de sommeil ! Soyez sans crainte, l’enfant de la Reine vivra cachée ; elle sera bien soignée jusqu’à ce qu’il soit possible de la confier à un couvent. Vous voyez, nous ne souhaitons mettre en péril ni son âme ni la nôtre.
— Puis-je poser encore une question, Sire ?
L’ombre d’un sourire glissa sous la fine moustache de Louis XIV.
— Pour une grande dame qui sait pourtant bien que l’on ne questionne pas le Roi, il nous semble que vous ne vous en privez guère depuis un instant. Cela dit, posez votre question.
— Pourquoi moi ?
— Parce que, hormis la Reine Mère… et une autre qui ne m’a jamais menti, vous êtes la seule femme de ma cour en qui j’aie toute confiance, déclara-t-il, laissant enfin de côté le pluriel de majesté. La Reine aussi, d’ailleurs, et afin de prévenir la question que vous n’oserez pas poser, c’est en plein accord avec elle. Elle a fort bien compris que cette enfant ne peut vivre au grand jour des palais royaux sans susciter le scandale. Si elle le souhaite, elle pourra, plus tard, aller la voir en secret. Et en votre seule compagnie, bien entendu. Serons-nous obéi ?
— Le Roi, je pense, n’en a jamais douté ?
— En effet ! Allez donc, madame, mais avant de nous quitter apprenez une bonne nouvelle : vous allez revoir votre fils ! Par la faute d’un de ses lieutenants, M. de Gadagne, le duc de Beaufort a perdu Djigelli si vaillamment gagné et revient nous rendre compte. Peut-être ne repartira-t-il plus jamais… ajouta-t-il d’un ton si dur que la joie soudaine de Sylvie s’éteignit comme une chandelle sous le vent.
— Si Djigelli a été perdu par un autre, la faute n’est pas sienne…
— Un chef est responsable de tous ses hommes, des capitaines au dernier soldat. En outre, peut-être avons-nous pardonné un peu trop vite à un homme qui fut si longtemps notre ennemi…
— Jamais il ne fut l’ennemi de son roi ! s’écria Sylvie incapable de contenir sa protestation. Seulement du cardinal Mazarin… comme tant d’autres.
— Peut-être, mais… connaissez-vous l’axiome latin qui dit : « Timeo Danaos et donna ferentes » ?