— Et vous auriez raison. Elle ne sait même pas que Nabo l’a violée et la surprise causée par la naissance a dû être aussi forte pour elle que pour les autres.
— Comment est-ce possible ?
— Oh ! c’est tout simple : ce malheureux garçon est amoureux d’elle depuis que Beaufort le lui a donné et vous savez aussi bien que moi qu’elle prenait plaisir à jouer avec lui, à l’entendre chanter. Pour elle, il n’était pas beaucoup plus qu’un objet. Le soir, il se cachait souvent sous son lit pour la regarder dormir…
— Mais le Roi rejoint sa femme toutes les nuits… ou presque ?
— Presque… et souvent fort tard depuis que La Vallière le tient captif de ses charmes. Une nuit, comme Nabo sortait de sa cachette pour s’adonner à son plaisir préféré, la Reine s’est réveillée soudain et l’a vu penché sur son lit. Elle a eu si peur qu’elle n’a même pas crié et s’est évanouie. Il en a profité. C’est aussi bête que cela !
— Mon Dieu ! Comment imaginer cela d’un garçon aussi jeune ? C’est presque un enfant encore…
— N’exagérons rien ! À son âge les appétits des hommes sont éveillés, surtout chez les Noirs. Et puis, il était amoureux… Maintenant laissons-le dormir !
— J’aimerais en faire autant, soupira Sylvie, mais je me demande si j’y parviendrai.
— Essayez de ne plus penser à Nabo pendant quelques heures. Il est chez moi et c’est « mon » problème plus que le vôtre. Demain nous verrons ce qu’il conviendra de décider.
— Le plus simple serait de le rendre à François de Beaufort puisque, d’après le Roi, il sera bientôt là, mais je pense que ce serait aggraver son cas. Le Roi lui en veut d’avoir offert Nabo à la Reine…
Le visage fatigué de Perceval s’illumina :
— Mais quelle bonne nouvelle vous venez de laisser échapper ! Nous allons revoir notre Philippe ? Dieu soit loué !
— Je savais que vous seriez aussi heureux que moi et c’est uniquement à ce retour tant attendu que je veux penser. Quant à ce pauvre garçon, le mieux sera, je crois, de l’envoyer à Fontsomme caché dans une voiture et de le remettre à Corentin. Il saura sûrement ce qui lui conviendra le mieux. Dans quelques jours, quand il sera remis. Jusque-là, il faut tenir cette porte fermée à clef…
— N’ayez crainte ! Seuls Nicole et moi entrerons.
Au lendemain de l’expédition de Sylvie, la Cour prit le deuil pour la princesse Marie-Anne, victime d’un « sang vicié », que l’on porta en terre en grand appareil après l’avoir mise au cercueil avec une remarquable discrétion. Enfin, le 20 décembre s’acheva l’interminable procès de Nicolas Fouquet avec une nouvelle manifestation de la haine du Roi. Alors que la cour souveraine l’avait condamné à l’exil, Louis XIV, furieux de se voir privé du plaisir de faire tomber sa tête, n’hésita pas à aggraver la sentence en vouant l’ex-Surintendant à la prison à vie. Il fallait bien consoler Colbert et ses deux soutiens, Le Tellier et son fils Louvois, d’avoir manqué leur mise à mort !
En effet, sur les vingt-deux juges composant la cour de justice, neuf seulement avaient voté pour la peine capitale, tous les autres se ralliant au bannissement à vie ou à temps. La conscience des magistrats et l’opinion publique – entièrement retournée en faveur de Fouquet – avaient été plus fortes que la haine royale. Celle-ci se traduisit en rancune tenace envers les juges qui avaient refusé de le suivre. Tous payèrent d’une façon ou d’une autre mais le plus touché fut l’intègre Olivier d’Ormesson, juge et rapporteur du procès qui, en découvrant des faux patentés dans l’acte d’accusation, sauva la vie de l’accusé. Il fut condamné à une retraite prématurée, lui refusant toutes les places et même la succession de son père dans la charge de conseiller d’État qui lui était promise. Sa charge fut donnée à l’obéissant Poncet qui avait voté la mort.
Ainsi s’exerçait la justice de celui qui se voulait le plus grand roi du monde mais qui avait trop d’orgueil pour jamais apprendre la vertu de clémence. En vain, la vieille Mme Fouquet qui avait sauvé la Reine vint prier à ses genoux que l’on respectât au moins le jugement de la Chambre. Tout ce qu’elle obtint – encore qu’elle ne le demandât pas – fut de résider où bon lui semblerait : le reste de la famille déjà mis à l’écart fut éparpillé à travers les provinces, et l’épouse de Nicolas Fouquet ne reçut pas la permission de rejoindre son époux dans la prison qu’on lui choisirait afin d’y vivre et mourir avec lui. Les illusions que conservait la duchesse de Fontsomme sur la grandeur d’âme de son ancien élève achevèrent de s’effriter.
Le 27 décembre, à onze heures du matin, Fouquet, toujours en compagnie de d’Artagnan, quittait la Bastille dans un carrosse fermé escorté de cent mousquetaires. Sa destination ultime était la forteresse de Pignerol, dans les Alpes.
CHAPITRE 8
MARIE
Après les fêtes de la nouvelle année, Sylvie se résigna à rouvrir l’hôtel de la rue Quincampoix. C’était tout naturel puisqu’elle attendait son fils qui en était le légitime propriétaire. Elle savait qu’il préférait Fontsomme ou Conflans, mais le château ducal, dans ses plaines picardes, était cerné par l’hiver avec ses neiges, ses glaces et ses congères et, à Conflans, la Seine qui avait débordé en fin d’année et qui à présent gelait rendait le séjour peu agréable. Donc, ce fut Paris, à la grande joie de Berquin, le maître d’hôtel, et de sa femme Javotte qui comprenaient mal les goûts simples de leur duchesse, et moins encore pour quelle raison une aussi haute maison devait se contenter d’un train de vie de procureur. La remise en état de la grande demeure, dont ils assuraient la garde quand la fin de l’automne les ramenait de Fontsomme, prit des proportions quasi pharaoniques, ce qui permit à Sylvie de rester quelques jours de plus dans la douillette maison de Perceval, rue des Tournelles, afin de ne pas attraper une fluxion de poitrine dans les courants d’air. Elle se transporta avec Jeannette rue Quincampoix dans les premiers jours de février… et s’y trouva bien. Les feux d’enfer allumés dans les grandes cheminées réchauffaient agréablement l’univers miroitant issu du grand nettoyage. En outre, Berquin avait déniché un jeune cuisinier nommé Lamy qui était le fils de l’hôte des Trois Cuillers, dans la rue aux Ours, et qui, gamin, avait été gâte-sauce de M. Vatel au temps de la splendeur de Fouquet[70]. À Saint-Mandé, à Vaux ou chez son père, le jeune homme avait appris suffisamment pour devenir un maître queux fort honorable, ce qui enchantait Perceval, invité permanent de la maison, et désolait Nicole, sa fidèle gouvernante.
Ce soir-là, soupant chez l’éditeur de Sercy qui était de ses amis, il ne partagerait pas le pâté de brochet, les perdrix à l’espagnole, les brouillades de champignons et autres délicatesses, le tout arrosé de vin de Champagne et de vin de Beaune, que Sylvie offrait en tête à tête à son ami d’Artagnan, revenu à la fois de Pignerol et à sa vie normale de capitaine-lieutenant des mousquetaires. Elle avait été touchée, en effet, qu’il vînt la voir sitôt son retour pour lui porter une affectueuse pensée d’un prisonnier auquel trois ans de vie commune avaient fini par l’attacher.
Tout au long du repas servi par le seul Berquin, l’officier évoqua pour elle le long voyage de trois semaines qui, par Lyon, l’avait mené jusqu’à la forteresse piémontaise, au débouché de la vallée du Chisone et à mi-chemin entre Briançon et Turin. Une place forte devenue prison du bout du monde dont il était impossible de s’évader, gardée à la fois par ses tours et ses murailles mais aussi par une nature magnifique autant que rude. Il dit la douceur, la résignation de cet homme dont la santé avait toujours été fragile, que le calvaire enduré avait à demi brisé, et comment, apitoyé par sa toux tenace, il l’avait enseveli sous les fourrures pour s’enfoncer au cœur des montagnes.