— Tous ses amis, surtout Mme de Sévigné que j’ai souvent rencontrée chez lui ou chez Mme du Plessis-Bellière, s’accordent à louer les excellents procédés dont vous avez toujours usé envers lui… remarqua Sylvie.
— Les consignes étaient déjà assez sévères. Il eût été indigne de moi de les aggraver, surtout envers un homme toujours si généreux. Vous savez… Je n’ai jamais apprécié ce métier de geôlier qui m’a été imposé et j’aurais été plus heureux de l’achever en menant M. Fouquet vers n’importe quelle terre d’exil qui eût été moins cruelle que ce donjon de Pignerol. Au moins les siens auraient pu le rejoindre…
— Et votre famille à vous, mon cher ami ? Que devient-elle ? Mme d’Artagnan doit être heureuse de vous avoir retrouvé. J’espérais d’ailleurs qu’elle vous accompagnerait…
Le capitaine vida lentement son verre en regardant son hôtesse d’un air méditatif :
— Mme d’Artagnan a quitté notre hôtel du quai Malaquais et votre serviteur sans espoir de retour, déclara-t-il d’une voix brève. Elle est lasse d’un mari qu’elle ne pouvait plus surveiller.
Sylvie ne put s’empêcher de rire, d’autant que la mine confite du mousquetaire n’inspirait vraiment pas la pitié, mais elle s’en excusa :
— Pardon !… mais que pouvait-elle souhaiter de mieux en fait de surveillance ? Vous étiez aussi prisonnier que Fouquet lui-même.
Un fin sourire glissa sous la moustache de l’officier :
— J’avais tout de même droit à quelques accommodements… Toujours est-il que ma femme ne veut plus me voir et m’a laissé une lettre d’adieu avant de partir pour son château de La Clayette avec mes deux jeunes enfants. Ils ne peuvent se passer d’elle pour le moment, mais j’espère qu’un jour viendra où elle me les rendra : les garçons ne sont pas faits pour vivre dans les jupes des femmes…
En réalité, c’était cela qui le touchait le plus. Pour le reste, Sylvie était persuadée que d’Artagnan n’aimait plus guère sa bigote de femme car, en dehors du fait que depuis longtemps il lui vouait à elle-même une admiration dont elle ne savait pas si elle était toute platonique, on chuchotait, à propos du séduisant capitaine, le nom d’une Mme de Virteville fort accueillante aux douleurs d’un sevrage forcé. Elle ouvrait la bouche pour donner son sentiment quand il murmura, le regard perdu au-dessus de l’épaule de son hôtesse comme s’il lisait sur le mur :
— Grâce à Dieu qui lui a inspiré cette honnêteté, elle n’a pas emporté le portrait qui m’a valu tant de scènes pénibles…
— Un portrait ? souffla Sylvie.
— Celui de la Reine. Pas celle d’à présent, la mienne… celle des ferrets de diamants. Elle me l’avait donné pour me remercier et Mme d’Artagnan se donnait le ridicule d’en être jalouse ! Elle n’a jamais compris que, pour moi, cette blonde image était aussi sacrée que celle de la Vierge Marie. Elle l’avait ôtée de ma chambre pour la mettre dans la sienne et j’ai dû batailler longtemps avant d’obtenir qu’on l’accroche au moins dans le cabinet de conversation… Enfin, il a repris sa place initiale.
Cette fois, Sylvie ne rit pas et même laissa retomber le silence. En quelques mots, elle avait deviné le secret de cet homme si passionnément dévoué à ses rois : comme tant d’autres, le jeune d’Artagnan, encore cadet de M. des Essarts, avait été victime de l’éclatante beauté de sa souveraine et l’homme mûr l’était encore. Qu’il se fût marié, qu’il lui fît la cour, à elle Sylvie, qu’il eût une maîtresse ne signifiaient rien. Il portait au cœur la cicatrice d’une blessure semblable à celle qui avait atteint jadis le jeune duc de Beaufort…
— Vous savez, je crois qu’elle est gravement malade, murmura Sylvie. Les médecins la déclarent incurable.
La fugitive crispation du visage de son invité signa pour Mme de Fontsomme ce qu’elle venait de deviner ainsi que la bouffée de colère qui lui succéda :
— Les médecins sont des ânes ! Feu le roi Louis XIII le savait bien. De quoi souffre-t-elle ?
— Son sein se gangrène et elle endure mille morts avec un admirable courage. Le Roi et Monsieur se relaient à son chevet. Il arrive que le Roi couche sur le tapis de sa chambre. Elle est si désolée de les voir en cet état qu’elle compte se retirer un jour prochain au Val-de-Grâce. Seules Mme de Motteville et Mme de Beauvais, sa femme de chambre, l’accompagneront avec l’abbé de Montagu, son confesseur…
— La Beauvais est toujours là ?
— Eh oui !… Oh, je suis comme vous, je ne l’aime guère mais la justice m’oblige à reconnaître son dévouement. Les soins qu’elle donne aux plaies qui se forment en rebuteraient plus d’une et si la Reine lui a donné beaucoup, elle sait l’en remercier.
Les deux amis s’entretinrent encore pendant un moment, singulièrement du retour prochain du duc de Beaufort, mais ce fut seulement lorsqu’il allait prendre congé que d’Artagnan déclara :
— Je m’aperçois qu’en vous parlant de M. Fouquet, je ne vous ai pas nommé le gouverneur de Pignerol.
— En effet. Est-ce que je le connais ?
— Vous lui avez même sauvé l’honneur donc la vie au moment du mariage royal.
La surprise releva les sourcils de Sylvie au milieu du front.
— Vous voulez parler de M. de Saint-Mars ?
— Eh oui ! Le voilà devenu geôlier.
— Comment cela s’est-il fait ?
— Un peu grâce à moi. Depuis l’aventure de Saint-Jean-de-Luz il s’est montré si exact dans son service, si brillant même, qu’il a été nommé brigadier. Il était à la tête du peloton avec lequel j’ai arrêté M. Fouquet à Nantes. Mais depuis il s’est marié et il souhaitait quitter le service pour une fonction plus stable.
— Marié ? Avec la belle Maïtena Etcheverry ?
— Oh, mon Dieu non ! Il n’avait toujours pas fait fortune et c’est pourquoi je l’ai recommandé pour le gouvernement de Pignerol. La place est bonne du point de vue financier…
— Tout de même ! Un château fort en pleines montagnes n’est guère un séjour pour une femme ? Je suppose qu’elle vit seule quelque part ?
— Jamais de la vie ! Elle est là-bas avec lui et très contente de son sort. Le couple est très uni, et fort bien logé, d’ailleurs.
— Et elle s’accommode de cette vie ?
— Mais oui. J’ajoute que c’est une très jolie femme qui ne s’intéresse qu’à son mari et aux biens matériels. Évidemment… pas très intelligente mais on ne peut pas tout avoir.
Tous deux rirent de bon cœur, puis Sylvie redevint pensive pour murmurer :
— Quel dommage que Fouquet soit au secret ! La vue d’une jolie femme lui eût été un peu consolante.
— Je ne crois pas qu’il y serait aussi sensible qu’autrefois. Son malheur l’a beaucoup changé. Il n’aspire qu’à revoir les siens et se tourne constamment vers Dieu. Il n’espère qu’en Lui… et en la clémence du Roi !
— Il faudrait, alors, que le Roi change beaucoup…
Ils étaient arrivés dans le vestibule aux dalles miroitantes sous les lumières des chandeliers et d’Artagnan portait à ses lèvres la main que son hôtesse lui tendait quand les roues ferrées d’un carrosse ébranlèrent le silence de la rue, faisant surgir portier et laquais. Le grand portail s’ouvrit devant un véhicule couvert de boue et des chevaux écumants, autour desquels aussitôt des palefreniers s’empressèrent.