— Contentez-vous de les essuyer, je ne fais que passer ! cria une voix bien connue.
Et, poussant devant lui un jeune homme brun comme une châtaigne que Sylvie hésita à reconnaître, François de Beaufort surgit du véhicule et gagna en trois sauts le perron où Mme de Fontsomme et son invité venaient de paraître.
— Je vous le laisse deux jours et je le reprends, clama-t-il comme s’il avait l’intention de réveiller tout le quartier. Ah ! Monsieur d’Artagnan ! Serviteur ! C’est de bon augure et c’est aussi un plaisir de faire avec vous ma première rencontre parisienne. Vous n’êtes pas venu arrêter Mme de Fontsomme, au moins ?
Et de partir d’un rire tonitruant en serrant avec vigueur la main du capitaine.
— Peste, monseigneur ! Quelle force !… et quelle voix ! Songeriez-vous à quelque émeute ?
— Non, pardonnez-moi !… L’habitude de gueuler des ordres par tous les temps sur le pont d’un vaisseau.
Il se tournait vers Sylvie mais elle ne l’entendait ni ne le voyait. La mère et le fils se tenaient étroitement embrassés, trop émus pour trouver un seul mot. La joie de Sylvie était si forte qu’elle aurait pu en mourir, mais mourir heureuse, et des larmes silencieuses glissaient le long de ses joues, mouillant l’épaule de l’habit bleu qui vêtait le garçon. Les deux hommes les regardèrent un instant sans rien dire, puis :
— Il est plus grand que vous, à présent, remarqua doucement Beaufort…
C’était pure vérité. En trois ans Philippe s’était développé d’étonnante façon alors qu’il allait seulement sur ses seize ans. De tout temps destiné à être grand, il l’était devenu mais, à l’exception de la taille – et Jean de Fontsomme lui aussi était de haute stature ! – et de l’étincelant regard bleu, rien ne pouvait faire penser à son père naturel. Ses cheveux bruns traversés de mèches presque blanches, la coupe triangulaire du visage et le sourire appartenaient bien à sa mère.
— Quel beau garçon vous me rendez, François ! s’exclama-t-elle en l’écartant à bout de bras pour mieux le regarder…
— Mais je ne vous le rends pas, ma chère ! Je vous le prête seulement car nous repartons après-demain pour Toulon où j’ai des navires à réparer pour la prochaine campagne.
— Tout ce chemin pour si peu de temps ?
Il la regarda au fond des yeux, et dans ce seul regard mit tout son amour :
— Un instant de bonheur peut aider à vivre l’éternité, dit-il. Et moi je dois voir ce cuistre de Colbert qui prétend m’enlever la Marine, à cause de cette méchante affaire de Djigelli où j’ai été désobéi, sans doute à cause de l’espion qu’il a fait embarquer avec moi. Il voudrait faire de moi un… gouverneur de Guyenne, un terrien ! cracha-t-il traduisant bien le mépris du marin pour ce genre de fonction sédentaire. Mais moi je veux voir le Roi. C’est lui qui m’a donné mon commandement. Pas son Colbert que Dieu damne ! Et je vais faire en sorte qu’il me le laisse ! À vous revoir, capitaine ! Ma chère Sylvie…
Avant que celle-ci ait pu articuler un mot pour le retenir, il avait effleuré sa joue de sa moustache et bondi dans son carrosse en criant « Touche ! » au cocher. En un instant la cour se trouva vide, d’Artagnan ayant sauté sur son cheval pour emboîter le pas à Beaufort. Sylvie, alors, voulut entraîner son fils mais il était déjà dans les bras de Jeannette dont il ne sortit que pour faire face à la totalité des serviteurs de sa maison, réunis en hâte par un Berquin qui reniflait trop fort pour que sa majesté habituelle n’en souffrît pas. Il s’avança alors vers son jeune maître :
— Les gens de monsieur le duc tiennent à honneur de le saluer avec une grande joie. C’est un grand jour… ou plutôt une belle nuit qui le ramène chez lui !
Presque aussi ému que lui, Philippe serra ses mains, embrassa Javotte et eut un mot gentil pour chacun de ces gens dont presque tous le connaissaient depuis toujours.
— À présent, fit-il avec un grand sourire, j’aimerais manger quelque chose et surtout boire un peu de bon vin. Nous avons relayé pour la dernière fois à Melun et je suis gelé !
On s’empressa à le servir. Cette nuit-là, Sylvie ne dormit pas. Bien après qu’elle eut convaincu Philippe d’aller prendre quelque repos dans la chambre préparée pour lui depuis des semaines et où il avait suffi d’allumer feu et chandelles, elle resta pelotonnée avec Jeannette au coin de la cheminée de sa chambre, échangeant avec cette amie de toujours les impressions laissées par le retour de l’enfant qu’elles aimaient toutes deux. Elles étaient également frappées par le changement survenu en lui parce que, dans leur cœur, Philippe était toujours le petit garçon confié un jour au seul homme qui puisse le protéger efficacement du mortel danger représenté par Saint-Rémy. Et elles retrouvaient un jeune homme à la voix différente, portant à sa lèvre supérieure un mince trait d’ombre annonçant la moustache.
— Ce sera bientôt un homme, soupira Jeannette et nous ne l’avons pas vu grandir…
— C’est vrai. Dans ses lettres, l’abbé de Résigny – victime d’une double entorse en descendant du vaisseau de Beaufort, il avait dû rester à Toulon – parlait de son intelligence, de ses grands progrès, sans compter toutes ces louanges sur le duc François « qui était pour lui comme un père », mais il ne mentionnait jamais le changement de sa personne sinon pour dire platement qu’il grandissait…
— Ce n’est pas si étonnant ! À le côtoyer chaque jour que Dieu faisait il ne l’a pas vu se transformer. Bientôt, quelque belle demoiselle nous le prendra, notre petit duc !
— Une femme ? Oui, sans doute un jour… mais quelqu’un de beaucoup plus fort que n’importe quel joli visage nous l’a déjà pris, de même qu’elle le prendra à celle qu’il choisira. C’est la mer… Sans compter le goût du combat !
Elle allait dire « ainsi que son père » et retint les mots de justesse comme si Jeannette ne savait rien, mais le silence est toujours le meilleur tombeau pour un secret. Cependant, elle n’avait jamais imaginé en les réunissant qu’ils allaient se convenir, se retrouver à ce point. En Beaufort s’incarnait à la fois pour Philippe le père qu’il n’avait pas connu et le héros que chaque enfant porte en lui. Tout à l’heure, pendant qu’il dévorait le repas improvisé qu’on lui avait servi, il répondait sans doute aux questions de sa mère mais l’ombre de François apparaissait dans presque toutes les réponses, au point que Sylvie n’avait pu s’empêcher de demander :
— Tu l’aimes, n’est-ce pas ? Et ne me demande pas qui. Je parle de Mgr François.
Le rayonnant sourire ! Il était la meilleure des réponses et Philippe était encore trop jeune pour avoir appris à dissimuler :
— Cela se voit tant que ça ? C’est vrai que je l’aime ! et l’admire car c’est un homme exceptionnel tant par sa bravoure que par son cœur généreux. Et puis… avec lui, au moins, je pouvais parler de vous. Il m’a raconté beaucoup de choses sur le temps où vous étiez enfants tous les deux. Mais, au fait, pourquoi ne l’avez-vous jamais épousé ?
— S’il t’a raconté tant de choses, tu devrais savoir que j’étais de trop petite noblesse pour un prince du sang, même en ligne bâtarde. Les Vendôme épousent des princesses…
— Feu la duchesse de Mercœur sa défunte belle-sœur ne l’était pas, il me semble ?
— Elle était la nièce de Mazarin et Mazarin était un ministre tout-puissant. Ceci compensait cela. Et puis… nous n’étions liés que par une amitié… fraternelle ! Et puis j’ai rencontré ton père !
— Il m’en a parlé aussi… mais moins souvent que de vous. Il m’arrive de penser que vous lui êtes infiniment chère. Plus qu’une sœur, je crois…