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— Tu es encore trop jeune pour y connaître quelque chose ! Va dormir. Tu en as besoin. Nous parlerons encore demain.

En dépit de la joie ressentie, elle se promit d’éviter soigneusement un sujet si brûlant dans les heures qu’il allait passer auprès d’elle. Elle allait enfermer ses paroles dans son cœur et savait qu’elle les rappellerait aux heures de solitude, de souci ou d’inquiétude…

S’apercevant que Jeannette, engourdie par la chaleur et la fatigue, piquait du nez dans son grand col blanc, elle la secoua doucement :

— Va te reposer ! Moi je n’ai pas sommeil. À l’aube j’enverrai chez M. de Raguenel et au Palais-Royal[71] afin de prévenir Marie.

Jeannette obéit et Sylvie restée seule permit à son esprit d’examiner la petite phrase de Beaufort qu’elle avait saisie au vol tout à l’heure : « … sans doute à cause de l’espion qu’il avait fait embarquer avec moi », et qui maintenant, au plus noir de la nuit, prenait toute sa force menaçante. Qui était cet homme ? Comment Beaufort savait-il qu’il était à la solde de Colbert ? Se pouvait-il que ce fût Saint-Rémy sous une autre apparence ? Après tout, lorsque les deux hommes s’étaient battus au cimetière Saint-Paul, il faisait trop sombre pour que ses traits se gravent dans la mémoire du duc. Donc, peu de chance qu’il pût le reconnaître… Oui mais, d’autre part Philippe aussi était sur ce bateau, Philippe qui avait de bons yeux, une vive intelligence, une excellente mémoire, Philippe qui devait fort bien connaître le visage de son ravisseur. En outre, l’enfant revenait sain et sauf alors qu’au cours des dernières campagnes tant d’occasions auraient pu se présenter à un homme aussi froidement déterminé.

Peu à peu, elle se rassura, sans renoncer tout à fait à demander quelques explications supplémentaires à Beaufort. Il était si étrange que l’ennemi soudainement apparu n’eût plus donné signe de vie depuis trois ans !… Perceval attribuait cela à la crainte salutaire inspirée par l’attitude d’un roi dont il devenait chaque jour plus évident qu’il entendait être le maître en toutes choses. Même un Colbert – en supposant qu’il n’eût pas renoncé à protéger le personnage ! – devait en tenir compte s’il voulait conforter une situation encore trop fragile pour ses ambitions immenses.

Ce jour-là, tout fut à la joie à l’hôtel de Fontsomme. Perceval accourut, flanqué de Nicole Hardouin et de Pierrot qui tenaient à saluer le jeune voyageur et, vers le milieu de la matinée, le carrosse de Sylvie ramenait une Marie excitée au plus haut point. Elle tomba dans les bras de son frère, riant et pleurant à la fois, prenant à peine le temps d’embrasser sa mère et Perceval, et tout de suite voulut l’accaparer :

— Allons dans ma chambre ! Nous avons tant de choses à nous dire !

— Hé là ! doucement ! protesta Perceval. Prétendrais-tu nous en priver ? Tu sais qu’il repart demain ?

— Déjà ?

— Eh oui, soupira le chevalier. M. de Beaufort repart pour Toulon demain matin. Il le prendra au passage.

— Ah !… Dans ce cas, je resterai jusqu’à son départ. Si toutefois… je peux passer la nuit ici ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil à Sylvie qui lui souriait.

— Naturellement. Ta chambre, tu le sais, est toujours prête à t’accueillir. Tu peux même y emmener ton frère. Pendant un moment tout au moins ! Vous devez avoir besoin de refaire connaissance…

— Merci. C’est vrai qu’il a tellement changé…

Les deux jeunes gens disparus, Perceval se carra dans son fauteuil en posant ses pieds sur l’un des chenets de la cheminée. Le temps au-dehors était toujours aussi horrible ; une brume épaisse recouvrait la Seine jusqu’aux basses branches des arbres qui la bordaient. Le chevalier frotta l’une contre l’autre ses longues mains fines d’un air songeur puis demanda :

— Ce désir de rester ici jusqu’au départ vient-il de celui de rester le plus longtemps possible avec son frère, ou bien de celui de revoir Beaufort ?

— Je pense qu’il doit y avoir un peu des deux, répondit Sylvie. Ne soyez pas trop sévère avec elle, mon parrain. Elle a toujours été d’un caractère vif, facilement emporté… comme je l’étais !

— J’aimerais mieux qu’elle vous ressemblât pour autre chose… et je n’aime pas du tout sa façon de vous traiter. Je lui ai pourtant bien expliqué qu’elle n’avait aucune raison de voir en vous une rivale… et qu’en tout état de cause sa passion pour un homme qui ne s’intéresse pas à elle est tout à fait stupide.

— Le malheur est qu’elle n’y peut rien et que cela me navre !

— Il faudrait la marier. Que diable ! C’est l’une des plus jolies filles de la Cour et les prétendants ne lui manquent pas…

Sylvie haussa des épaules désabusées :

— Je ne la contraindrai jamais ! Elle a refusé même ce charmant Lauzun…

— … qui est à la Bastille pour avoir, dans une crise de jalousie, écrasé la main de la princesse de Monaco qu’il accuse de coucher avec le Roi. Ne me dites pas que vous regrettez un gendre qui n’en voulait qu’à une fortune d’autant plus souhaitable qu’elle s’accompagnait d’une épouse ravissante. Ajoutez à cela que je ne vois pas du tout ce que les femmes lui trouvent : il est petit, plutôt laid, et méchant comme un diable !

Sylvie ne put s’empêcher de rire :

— Vous avez toujours eu des femmes une idée trop idéale, cher Parrain. Il arrive que nous ayons de drôles de goûts ! Lauzun a beaucoup d’esprit et il se dégage de lui un charme étrange. J’avoue que je l’aime bien et je crois qu’il manque aussi au Roi. Sa cour est moins gaie…

Perceval leva les bras au ciel :

— Vous aussi ? Décidément, les femmes sont folles !

— C’est possible mais si nous ne l’étions pas un peu, vous vous ennuieriez par trop, vous, les hommes si sages !

Le reste de la journée se passa le plus agréablement du monde. Philippe raconta ses voyages, ses campagnes, l’affaire de Djigelli qui lui avait permis de lier une brève amitié avec deux jeunes marins de Malte : le chevalier d’Hocquincourt, et surtout le chevalier de Tourville qui semblait l’avoir fasciné.

— Jamais je n’ai vu homme si beau – presque trop d’ailleurs ! – si élégant, si vaillant ! Il vous plairait, ma sœur !

— Je n’aime pas les hommes trop beaux ! Leurs mœurs sont souvent condamnables. Voyez Monsieur ! Il est ravissant mais…

— M. de Tourville n’a rien de commun avec votre prince dont la réputation est venue jusqu’à nous. Ses mœurs sont parfaites, croyez-moi ! Et il est sensible à la beauté des femmes… J’espère pouvoir vous le présenter un jour.

— N’en faites rien si vous voulez me plaire. Et parlez plutôt de la mer, vous dites de si belles choses. Savez-vous, mère, que votre fils ne rêve que de commander un vaisseau du Roi ?…

— Je ne le nie pas, lança Philippe, mais je précise bien : un vaisseau, et de la flotte du Ponant de préférence. Je suis comme M. de Beaufort : je n’aime pas beaucoup les galères qui traînent trop de misère sous la pourpre et l’or. Et je préfère le Grand Océan à la Méditerranée que je trouve trop… soyeuse et perfide aussi. À propos, Mère, qu’est-il advenu de votre maison de Belle-Isle dont vous nous parliez jadis ?

Ce fut Perceval qui se chargea de la réponse :

— En vérité, elle n’en sait rien de plus que ce qu’en disait M. Fouquet dont l’amitié a veillé à l’entretien de ce petit bien lorsqu’il a acquis l’île et son marquisat il y aura bientôt sept ans. Il m’a souvent parlé des grands travaux qu’il entreprenait pour protéger Belle-Isle : une grande digue, des fortifications, un hôpital. Il n’y est allé qu’une seule fois, je crois, mais elle l’avait séduit et il voulait faire beaucoup pour elle. Depuis son arrestation, et surtout depuis sa condamnation, il semblerait que plus personne ne s’intéresse à cette terre dont on accusait cependant notre pauvre ami de vouloir faire je ne sais quel repaire de rebelles et d’ennemis du Roi !