Un silence suivit ce brusque éclat de colère, le premier que se permît le loyal chevalier de Raguenel dont Sylvie savait quelle chaude amitié il portait à Nicolas Fouquet. Par-dessus la table, elle lui sourit de tout son cœur et, pour alléger une tension qui pouvait être néfaste à son fils, elle soupira :
— Je suppose que les ajoncs ont dû s’emparer du potager de Corentin. Il faudra tout de même qu’un jour nous allions voir ce qu’il en est…
— Attendez l’un de mes retours, alors ! s’écria le jeune homme. J’ai très envie de voir cette île dont Mgr le duc parle avec toute la chaleur de l’amitié !
Beaufort venait de reprendre le devant de la scène ; l’incident était clos et Fouquet abandonné à son destin. N’était-ce pas naturel, pensa Sylvie, que de jeunes êtres regardent devant eux sans se soucier du passé ?
Le duc reparut en personne le lendemain vers dix heures du matin avec des chevaux frais, son carrosse de voyage récuré et des projets plein la tête. De toute évidence, il avait pleinement réussi dans son entreprise :
— Plus question d’aller gouverner la Guyenne ! clama-t-il dès l’entrée. Le Roi me donne, en Méditerranée, une escadre de course pour débarrasser cette mer des pirates barbaresques. Nous allons faire du bel ouvrage tous les deux, mon garçon ! ajouta-t-il en appliquant sur le dos de Philippe une claque qui le fit hoqueter, mais augmenta sa joie à l’idée des hauts faits qu’il allait accomplir avec son héros.
Connaissant l’appétit de François, Sylvie avait fait préparer par Lamy une solide collation et, pour la route, des paniers de victuailles destinés à nourrir les voyageurs jusqu’au soir afin de leur éviter un arrêt dans une plus ou moins bonne auberge. François accepta volontiers de passer à table « à condition que cela ne dure pas trop longtemps », et attaqua avec Philippe un superbe pâté de canard aux pistaches sculpté comme un lutrin d’église.
Cependant, tandis que, déjà coupés du monde extérieur, les deux marins se restauraient en discutant les nouveaux projets de Beaufort, Sylvie se demandait pourquoi Marie n’était pas descendue de sa chambre. Elle ne pouvait dormir encore, Beaufort ignorant l’art de se déplacer sans vacarme. Et puis n’était-elle pas venue pour voir son frère mais aussi pour lui ? Alors, pourquoi n’était-elle pas là ?
N’y tenant plus, elle murmura une vague excuse que personne n’entendit et s’élança dans l’escalier au milieu duquel elle rencontra Jeannette les bras chargés des draps de Philippe qu’elle descendait déjà au lavage.
— Tu n’as pas vu Marie ? demanda Sylvie.
— Ma foi non. Je viens de passer devant sa chambre : on n’y entend aucun bruit et si elle dort encore c’est tant mieux ! Depuis hier je me tourmente en me demandant de quelle scène d’adieux elle va nous régaler !
— Ne sois pas si dure avec elle ! Je vais la réveiller : elle ne nous pardonnerait pas de lui faire manquer le départ de son frère…
Achevant son ascension, Sylvie atteignit la porte de sa fille qu’elle ouvrit avec décision. La pièce où flottait le parfum de l’élégante fille d’honneur de Madame était plongée dans l’obscurité, personne n’ayant tiré les épais rideaux de velours bleu. Sans un regard pour le lit, elle se dirigea vers eux, les tira pour laisser entrer le triste jour hivernal. En même temps, elle s’écriait :
— Allons, debout ! Il en est grand temps si tu veux saluer ton frère et Mgr François avant…
Les mots moururent sur ses lèvres. Tournée à présent vers le lit, elle vit que personne n’y avait couché et aussi qu’un papier plié était piqué sur l’oreiller au moyen d’une longue épingle à tête de perles. Une lettre, adressée à elle-même et à Perceval.
« Il est temps que je joue ma chance, écrivait Marie. Il est temps qu’il cesse de voir en moi l’ombre de ma mère. Je ne suis plus une petite fille. Il doit l’apprendre. Je reviendrai duchesse de Beaufort ou je ne reviendrai pas. Pardonnez-moi. Marie. »
Le choc fut si rude que Sylvie crut qu’elle allait s’évanouir et s’accrocha à l’une des colonnettes du lit, mais elle avait subi dans sa vie trop de chocs pour ne pas réagir vite. Une carafe d’eau était posée sur le chevet à côté d’un verre qu’elle remplit et vida d’un seul trait. Un peu remise, elle mit la lettre dans son corset de velours, sortit et redescendit d’un pas hésitant. En vérité, elle ne savait que faire. Les questions se bousculaient dans sa tête sans qu’elle pût trouver la moindre réponse. Son premier mouvement la poussait à mettre le billet sous le nez de François dont la voix joyeuse retentissait jusque dans le vestibule ; il n’était pas difficile d’imaginer comment il réagirait : ou il rirait ou il entrerait dans une belle colère. De toute façon, il jurerait qu’il renverrait Marie sous bonne garde dès l’instant où elle se présenterait à lui… et il y avait ces derniers mots que la jeune fille avait tracés avant ceux d’une contrition qu’elle n’éprouvait sans doute pas : « … ou je ne reviendrai pas. » Et là, son cœur de mère se mettait à lui faire mal. Marie allait avoir dix-neuf ans. Au même âge, Sylvie avait voulu mourir. Elle revit avec une grande netteté le chemin serpentant à travers la lande vers la cassure d’une falaise où elle courait se jeter. Marie portait en elle le même sang impulsif, joint à la ténacité des Fontsomme. En outre… qui pouvait dire si elle n’arriverait pas à se faire aimer ? Autrefois, Sylvie eût joué sa vie sur l’amour de François pour la reine Anne. Puis il avait eu d’autres femmes avant qu’il ne s’avise de l’aimer, elle. En revoyant le radieux visage de Marie, sa jeunesse, son éclatante beauté, alors qu’elle-même penchait vers l’âge mûr, la mère pensa qu’elle n’avait pas le droit de s’opposer à ce qui était peut-être un décret du destin.
Elle arrêta au passage un valet qui courait vers les cuisines :
— Allez dire à M. le chevalier de Raguenel que je l’attends ici. Vite !
Quelques secondes plus tard, Perceval était auprès d’elle.
— Eh bien que faites-vous donc ? Ils vont partir. Où est Marie ?
Elle lui tendit la lettre qu’il parcourut d’un coup d’œil avant de gronder :
— Petit sotte ! Quand donc cessera-t-elle de s’accrocher à sa chimère ! Jamais Beaufort ne…
— Qu’en savez-vous ?… mais, surtout, que dois-je faire ? Le prévenir ? Prévenir Philippe ? Réfléchissez, mais vite !
— Pour que vous ayez posé la question, c’est que nous pensons de même vous et moi. Mieux vaut éviter à Philippe ce genre de souci. Il saura sûrement comment réagir lorsqu’il la verra surgir auprès du duc. Quant à celui-ci, averti, il sera furieux après elle à cause de vous, et son premier mouvement pourrait être… cruel pour notre Marie.
— Il n’ignore rien des sentiments qu’elle lui porte et je pense qu’il saurait lui parler doucement mais, en dehors des dangers du voyage jusqu’à Toulon, je serais assez encline à la laisser tenter sa chance. Après tout, qui sait si elle ne le séduira pas ! Elle est si ravissante !
— Vous rêvez ?
— Non… mais je la préfère duchesse de Beaufort plutôt que morte !
Les yeux gris de Perceval plongèrent dans ceux de Sylvie avec une indicible expression de tendresse qui traduisait ce qu’il pensait.
— En attendant, excusez-la sur n’importe quoi et laissons-les partir ! Je les suivrai de près.
— Vous voulez…
— Me lancer sur ses traces pour tenter de limiter le dommage. N’ayez crainte : je n’ai pas l’intention de la ramener manu militari, seulement de veiller sur elle sans trop me montrer. Beaufort va rester à Toulon quelques semaines pour armer ses bateaux. C’est là-dessus qu’elle compte. Moi aussi. Je veux être là pour empêcher… l’irréparable !