L’apparition de Philippe dans le vestibule coupa court à leur entretien :
— Eh bien que faites-vous ? Nous devons partir. Où est Marie ?
— Elle a été rappelée tôt ce matin au Palais-Royal où Madame éprouve les plus grandes difficultés à se passer d’elle. Elle te dit mille tendresses et a promis de t’écrire…
Elle s’étonnait elle-même de la facilité avec laquelle le mensonge lui était venu aux lèvres. Philippe se mit à rire en constatant que les princes se souciaient peu des affections familiales. Quant à Beaufort, il n’eut pas l’air d’attacher autrement d’importance à l’incident : il avait hâte de repartir vers ces terres de Provence, dont une au moins, Martigues, lui appartenait toujours et dont son frère Mercœur était gouverneur, mais surtout vers les navires qu’il allait armer, soigner, poncer, bichonner avant de les mener sus aux Barbaresques, et sur cette mer qui ne lui offrirait pas la longue houle verte de son cher océan.
Le départ brusqué ne fut guère propice aux longues effusions malgré les lèvres de François qui s’attardèrent un peu sur le poignet de Sylvie, avec un regard d’une telle douceur qu’il lui fit fondre le cœur en même temps qu’il le serra. Cet amour dont elle rêvait depuis l’enfance lui faisait peur à présent, si pour vivre encore il devait se nourrir du cœur et de la vie de celle qui serait toujours sa petite fille.
Une heure plus tard, Perceval roulait vers Villeneuve-Saint-Georges dans une de ces voitures de poste que l’on commençait à appeler « chaises », que l’on attelait de deux ou de quatre chevaux et qui offraient l’avantage d’être parfaitement anonymes. Il avait en effet refusé le carrosse de voyage des Fontsomme sur les portières duquel s’étalaient des armoiries trop connues de Marie. Il emportait avec lui le billet de Marie et une lettre de Sylvie adjurant Beaufort, au nom de l’amour qu’il lui portait, de ne pas réduire sa fille au désespoir et, s’il n’y avait d’autre moyen, de demander à Philippe la main de sa sœur :
« Je vous bénirai si, grâce à vous qui m’êtes si cher, je retrouve la tendresse de ma fille. Voilà longtemps déjà qu’elle est jalouse de moi et je crains qu’elle n’en soit venue à me détester… », concluait Sylvie en espérant que François saurait la comprendre.
S’en étant ainsi remise à Perceval de ses espoirs, elle résolut de voir celle qui, depuis leur entrée commune chez les filles d’honneur de Madame, était devenue et restait l’amie de cœur de Marie : la jeune Tonnay-Charente, devenue par mariage marquise de Montespan en épousant deux ans plus tôt Louis-Armand de Pardaillan de Gondrin, marquis de Montespan et d’Antin, fils du gouverneur du Roi en Bigorre, dont elle était aussi éprise qu’il était amoureux d’elle. Une rareté donc, à la Cour, que ce mariage, d’autant que ni le Roi, ni la Reine, ni Madame, ni Monsieur ne signèrent le contrat comme il se devait pour la fille d’un duc. Si le Roi n’avait rien contre le duc de Mortemart, père de la jeune fille et de très haute noblesse, il n’en allait pas de même pour les Pardaillan – de fort bonne maison comportant aussi un duc – qui avaient eu naguère le tort de fronder, sans compter Mgr de Gondrin, archevêque de Sens et primat des Gaules qui, lui, avait celui d’être quelque peu janséniste.
Mariée donc avec l’autorisation réticente de Leurs Majestés, la jeune marquise s’était aussi brouillée avec Madame à peu près au moment où la deuxième des trois amies, Aure de Montalais, prenait le chemin de l’exil. Athénaïs était de trop bonne maison pour qu’on la laissât de côté et elle comptait à présent au nombre des dames de la reine Marie-Thérèse, qui appréciait beaucoup sa gaieté, sa piété et son entrain. Ce qui n’empêchait pas la ravissante jeune femme d’avoir le plus grand mal à tenir son rang. En effet, en dépit d’accords matrimoniaux qui semblaient prometteurs, le couple tirait le diable par la queue et, s’il n’en était pas encore réduit aux expédients, il n’en était pas loin. Le jeune marquis était couvert de dettes, et tous deux aimaient le faste. On vivait surtout d’emprunts.
Depuis plusieurs jours, Mme de Montespan ne venait pas au Louvre. Aux prises avec une seconde grossesse en son début, elle souffrait de nausées et de légers vertiges qui ne dureraient pas étant donné sa belle santé, mais qui la rendaient peu désirable autour d’une reine encore mal remise de la dernière naissance. Mme de Fontsomme était donc certaine de la trouver chez elle et se fit conduire au faubourg Saint-Germain, dans le vieil hôtel de la rue Taranne où les Montespan occupaient un appartement aussi vaste que peu confortable[72].
Elle trouva la belle Athénaïs étendue dans une sorte de nid de fourrures et dans un grand fauteuil au coin de la cheminée d’un vaste salon, où quelques tentures neuves et quelques beaux meubles s’efforçaient de masquer un début de décrépitude. Un peu pâle, bien sûr, mais d’une pâleur qui n’enlevait rien à une beauté qui confondait Sylvie chaque fois qu’il lui était donné de la contempler. Cette jeune femme était l’une des plus belles de son époque…
La marquise eut, pour sa visiteuse, un aimable sourire et voulut se lever pour la saluer. Celle-ci la pria de n’en rien faire :
— Il faut songer d’abord à votre état et vous ménager. Laissons s’il vous plaît pour aujourd’hui les politesses de la porte… à la porte.
— Votre bonté me rend confuse, madame la duchesse, d’autant plus que je m’attendais à votre visite. Marie est partie, n’est-ce pas ?
— Je pensais bien que vous en saviez quelque chose. N’êtes-vous pas sa seule amie…
— J’ignore si je suis la seule mais je l’aime beaucoup et je la voudrais heureuse. C’est pourquoi je l’ai aidée à quitter Paris.
Sylvie eut un haut-le-corps :
— Vous l’avez aidée… et vous me le dites, à moi, sa mère ?
Les magnifiques yeux bleus étincelèrent d’orgueil.
— Pourquoi m’abaisserais-je à mentir ? Je suis d’un sang trop fier pour cela. Depuis longtemps Marie souhaitait rejoindre M. le duc de Beaufort là où il déciderait de passer les mois d’hiver. Mais comme elle craignait qu’il ne fasse que toucher terre à Paris, elle a tout préparé à l’avance…
— Quoi, par exemple ?
— Un cheval que j’ai acheté pour elle, un habit complet de cavalier, une épée, des pistolets, un bagage léger mais suffisant pour une longue route…
Un peu abasourdie, Sylvie écoutait la calme énumération de ce dont cette femme avait muni sa fille pour qu’elle puisse se lancer dans une aventure insensée.
— Et comment est-elle entrée en possession de tout cela ?
— La nuit dernière. Dans la journée, elle m’avait fait tenir un billet m’annonçant que ce serait pour le petit matin. Tout ce que j’avais à faire était de lui envoyer à quatre heures, dans la rue Quincampoix, ma voiture et deux valets chargés de la ramener ici où elle s’est changée avant de prendre la route… avec une joie que vous n’imaginez pas.
Oh si ! Mme de Fontsomme se souvenait trop de ce qu’elle avait été elle-même pour ne pas imaginer avec une grande précision sa fille s’élançant sur les chemins enneigés à la poursuite de son rêve. C’était une excellente cavalière, grâce à Perceval qui lui avait aussi appris à se servir d’une arme à feu. Il y avait de l’amazone dans Marie qu’elle croyait voir galopant à travers la campagne, ivre d’espoir et de liberté. Son espoir, à elle Sylvie, était que le cher Parrain la rejoigne assez vite pour pouvoir la surveiller discrètement ainsi qu’il en avait l’intention… et surtout avant qu’elle ne fasse de mauvaises rencontres.