— J’y consens par affection pour votre mère, dit Sylvie en allant ramasser les dés qu’elle confisqua, mais à la seule condition que vous me promettiez de ne jamais recommencer. On n’obtient pas l’amour d’un homme en le jouant aux dés, même quand on est princesse. Il est préférable d’essayer de le séduire.
Laissant les deux filles à leur remise en état et à leurs réflexions, Sylvie alla rejoindre Élisabeth qui l’attendait avec anxiété.
— Plus de bruit ! fit-elle avec émerveillement. On dirait que vous avez réussi.
— Et j’espère que vous allez pouvoir goûter un peu de paix. Tenez, je leur ai pris ceci, ajouta Mme de Fontsomme en remettant les dés à son amie. Tâchez qu’elles ne s’en procurent pas d’autres !
Mme de Nemours la remercia avec effusion et la raccompagna jusqu’au grand vestibule. Au moment de se quitter, elle la retint.
— Encore un instant, s’il vous plaît ! Je suppose que vous allez rouvrir l’hôtel de Fontsomme…
— Je me pose la question. Certes, il le faudrait pour la commodité.
— En outre, vous n’avez plus à craindre un voisinage pénible. Mon frère a quitté la rue Quincampoix pour un petit hôtel proche de la porte Richelieu et du Palais-Royal…
— Ah !… Dans ce cas, je vais donner des ordres pour que la maison soit prête à me recevoir à mon retour des Pyrénées. Merci de m’avoir prévenue…
C’était incontestablement une bonne nouvelle. Même si elle lui préférait Conflans, Sylvie estimait que sa résidence parisienne serait beaucoup plus pratique, surtout en hiver, pour son service auprès de la Reine. Elle décida aussi de s’entretenir le soir même avec son maître d’hôtel et son chef jardinier pour que le mur écroulé au fond du parterre soit relevé et qu’on le double non seulement d’une rangée d’arbres mais aussi d’une haie épaisse et haute empêchant toute vue sur la maison voisine. Ainsi pourrait-elle peut-être goûter à nouveau le charme de cet enclos raffiné sans être assaillie par les souvenirs d’un autrefois devenu importun. Et sans doute au fond d’elle-même Sylvie craignait-elle moins l’image de François priant à ses genoux dans son propre jardin que l’ombre légère et désolée de Mme de Montbazon rencontrée une nuit d’été dans l’ancien hôtel de Beaufort alors vide et abandonné.
Comme tout être doué d’une extrême sensibilité, Sylvie croyait aux fantômes. Celui de la belle duchesse, depuis si longtemps la maîtresse préférée de Beaufort, hantait souvent sa mémoire depuis qu’elle avait appris sa mort survenue trois ans plus tôt, en avril 1657. Et dans quelles conditions !
À cette époque, Marie de Montbazon, veuve depuis quelques mois du duc Hercule âgé de quatre-vingt-six ans et qui n’avait guère compté dans sa vie, partageait ses faveurs entre Beaufort, dont par périodes elle égayait l’exil, et un jeune abbé de cour, Jean-Armand Le Bouthillier de Rancé. Un de ces abbés « pour rire » comme il en fleurissait tant dans les grandes familles où l’on se montrait moins soucieux de servir Dieu que de récolter quelques riches bénéfices ecclésiastiques. L’abbé de Rancé, joueur, bretteur, buveur, coureur de jupons et fort joli garçon au demeurant, s’était épris de la belle Marie en dépit de la différence d’âge et il semblait qu’elle eût réussi à fixer ce cœur-là… C’était d’ailleurs, pour elle comme pour Beaufort avec qui il chassait parfois, une sorte de voisin de campagne, son château de Veretz n’étant pas très éloigné de Montbazon ni de Chenonceau.
Au mois de mars de cette année-là, Mme de Montbazon revenait à Paris pour régler une quelconque affaire quand, au passage d’un pont, celui-ci, fort vétuste et miné par de grandes crues, s’écroula. On la tira des débris plus morte que vive. Transportée à Paris, elle y contracta une rougeole qui, très vite, s’avéra gravissime. Elle sut qu’il lui fallait songer à faire sa paix avec le Ciel. Certains disent même qu’elle n’en eut pas le temps et que la mort la surprit en plein désespoir de quitter la vie.
Sur ces entrefaites, le jeune Rancé, ayant appris son accident et sa maladie, accourut de Touraine pour lui porter le réconfort de son amour. Épuisé par la longue route à cheval, il arriva au soir tombant rue de Bethisy où se trouvait l’hôtel de Montbazon. Une demeure qu’il n’aimait pas parce que, à la Saint-Barthélémy, on y avait assassiné l’amiral de Coligny. Elle lui parut plus sinistre encore que de coutume.
Pourtant les portes sont ouvertes. Dans la fièvre née de sa fatigue, Rancé aperçoit de vagues formes de serviteurs. Où est la duchesse ? Dans sa chambre, cette chambre qui parfois lui a été si douce. Il court, pousse la porte et aussitôt tombe à genoux, le cœur arrêté devant l’horreur du spectacle. Il y a là un cercueil ouvert éclairé par de grands cierges de cire jaune. Un cercueil contenant un corps sans tête : le corps de Marie ! La tête aux yeux clos repose à côté, sur un coussin. Jamais cauchemar fut-il plus affreux ? Un moment, un long moment, le malheureux s’est cru en train de devenir fou.
Mais il n’est pas fou, pas plus qu’il ne rêve, et à cette horreur existe une explication affreuse mais tellement simple : lorsque l’ébéniste livra le cercueil de bois précieux, on s’aperçut qu’il était trop court : l’homme de l’art n’avait pas tenu compte de la gracieuse longueur du cou. Donc, pour ne pas refaire un meuble si onéreux, le chirurgien-barbier de la maison coupa tout simplement la tête.
Ce fut un autre homme qui sortit, ce soir-là, de l’hôtel de Montbazon. L’abbé de cour venait de mourir, pour laisser place à un prêtre poursuivi par le remords et la honte de sa vie passée. Il repartit pour la Touraine, vendit ses biens, ne conservant que la plus misérable de ses abbayes, quelques bâtiments en ruine érigés sur des fonds marécageux dont, avec le temps, il allait faire le plus sévère, le plus rude des monastères français : Notre-Dame-de-la-Trappe…
Cette affreuse histoire, Sylvie l’apprit de la duchesse de Vendôme. Celle-ci la tenait de son fils François que Rancé, sur le chemin du repentir, était allé visiter à Chenonceau. La famille portait alors le deuil de la jeune duchesse de Mercœur mais celui de Beaufort fut deux fois plus sévère et, au fond de son cœur, Sylvie l’en aima mieux sans même s’en rendre compte. De toute sa jalousie, elle avait détesté Marie de Montbazon parce qu’elle avait pu mesurer la profondeur et la sincérité de son amour pour François, mais il lui eût déplu que celui-ci n’eût pas salué d’un vrai chagrin une liaison de quinze ans…
Cependant, elle-même souhaitait l’oublier le plus vite possible.
CHAPITRE 2
LE CHOCOLAT DU MARÉCHAL DE GRAMONT
Se loger à Saint-Jean-de-Luz alors que la maison du Roi, celle de sa mère, celle du cardinal Mazarin plus une partie de la Cour s’étaient abattues sur la vigoureuse petite cité maritime représentait une sorte d’exploit. Cependant, Sylvie et Perceval ne rencontrèrent pas la moindre difficulté, grâce toujours à Nicolas Fouquet. Dès qu’il sut que ses amis devaient assister au mariage royal, le tout-puissant Surintendant envoya un courrier à son ami Etcheverry, l’un des armateurs baleiniers du port. Leurs relations s’étaient nouées à l’automne précédent lorsque Fouquet, averti de ce que Colbert concoctait contre sa gestion un mémoire meurtrier destiné à Mazarin, en avait appris la teneur grâce à son ami Gourville, s’était alors jeté sur les routes pour rejoindre le Cardinal à l’autre bout de la France et prendre le contre-pied du fameux mémoire en gagnant Colbert de vitesse. Depuis le début de l’été, en effet, Mazarin était à Saint-Jean-de-Luz pour discuter avec l’envoyé espagnol, don Luis de Haro, les clauses du traité des Pyrénées et préparer le mariage royal qui en serait le couronnement. Fouquet relevait de maladie, aussi Mazarin, de plus en plus délabré, apprécia-t-il le courage du Surintendant en homme qui sait ce que forcer un corps épuisé veut dire : le mémoire tomba à l’eau. Mais, pendant ce séjour où il jouait sa vie, Fouquet apprécia à sa juste valeur l’hospitalité de la maison Etcheverry[53] et le caractère à la fois fier et joyeux de ses habitants.