— Vous pouvez dire un siècle, mon cœur. Qu’est-il advenu de vous durant tout ce temps ?
— Je l’ignore… Tout ce dont je me souviens c’est d’avoir souffert dans tout mon corps, mais surtout d’avoir dormi… et rêvé. D’abord c’étaient d’horribles cauchemars ; petit à petit, mes rêves sont devenus plus doux… Il me semblait que je retournais à Belle-Isle… et que j’étais heureuse…
— Maintenant, c’est moi qui vais m’occuper de vous et tout va aller bien, déclara Jeannette, d’un air de défi qui en disait long sur ce qu’elle avait enduré tous ces jours. Et elle commença par faire disparaître les traces du passage du médecin, puis s’installa un lit dans la chambre même de sa maîtresse.
Peu à peu, Sylvie revint à une vie normale et retrouva son aspect de naguère. Pourtant, son humeur semblait changée. C’était comme si, en elle, un ressort s’était détendu, lui ôtant un peu de ce goût de la vie qui l’habitait depuis la petite enfance. Au cours des promenades, de plus en plus longues, qu’elle faisait chaque jour au bras de Perceval, à travers la campagne, elle finit par laisser percer la tristesse que lui causait le silence de ceux qu’elle appelait « nos marins », mais ne posa aucune question concernant Marie. Non qu’elle eût chassé sa fille de son cœur – c’était là chose impossible parce qu’elle l’aimait trop ! –, cependant elle refusait d’évoquer son souvenir, son image même, comme celui qui a souffert rejette la vue d’un instrument de torture.
Perceval le comprenait, et au fond cela l’arrangeait car il n’osait pas lui dire que Marie avait disparu. D’autant que, s’étant rendu un matin à Saint-Quentin avec le jeune Lamy, celui-ci pour renouveler à l’abbaye sa provision d’ail et Perceval pour restituer à son ami le chirurgien Meurisse un ouvrage emprunté, il y avait appris quelque chose de peu rassurant. Tandis qu’avec Meurisse il buvait à l’auberge de la Croix d’Or quelques pots d’une excellente bière, maître Lubin le patron lui avait remis une paire de gants oubliés par Mlle de Fontsomme lors de son dernier passage. En questionnant adroitement le brave homme, Perceval sut que Marie s’était arrêtée chez lui quelques semaines plus tôt, y avait laissé l’ami avec qui elle voyageait et l’avait rejoint le soir même avant de reprendre, au matin, la route de Paris. Comportement bizarre qui n’avait pas été sans poser de questions à un homme habitué cependant aux lubies de ses hôtes. On connaissait bien Mlle Marie et l’on ne comprenait pas ce qu’elle pouvait faire en compagnie d’un homme qui aurait pu être son père, mais la jeune fille était de trop haut rang pour qu’on se permette autre chose que des conjectures. Simple curiosité d’ailleurs, leurs relations ne semblaient pas dépasser le stade de l’amitié. On avait pris deux chambres et Marie traitait son compagnon avec une certaine désinvolture… Là-dessus, passé au crible des questions de Perceval, l’aubergiste fournit une description si minutieuse du voyageur que Perceval ne conserva aucun doute : le compagnon de Marie, c’était Saint-Rémy, et c’était suffisamment inquiétant. Pourquoi ce voyage ensemble et, surtout, quelle place tenait ce misérable, cet assassin, ce dénonciateur dans l’esprit de Marie ? Il ne pouvait être question du cœur : lorsque l’on aime un Beaufort on ne reporte pas ses affections déçues sur un Saint-Rémy ! N’empêche qu’en rentrant à Fontsomme, Perceval cherchait fiévreusement un prétexte valable pour aller à Paris et s’y livrer à une enquête minutieuse…
Ce fut le courrier qui vint à son secours.
Dès que maître Ragnard eut regagné le palais du Luxembourg et que l’on sut Mme de Fontsomme hors de danger dans la société parisienne où elle conservait nombre d’amis, ceux qui ne réglaient pas leur vie sur le froncement des sourcils royaux se hâtèrent de lui écrire : Mademoiselle d’abord, puis Mme de Montespan, Mme de Navailles, d’Artagnan bien qu’il ne soit pas vraiment un homme de plume et surtout la chère Mme de Motteville.
La mort d’Anne d’Autriche ayant dissous sa maison, sa fidèle suivante quitta une cour où elle n’avait plus que faire et s’installa à la Visitation de Chaillot où sa sœur, Madeleine Bertaut, avait succédé en tant que Supérieure à Mère Louise-Angélique, connue dans le siècle sous le nom de Louise de La Fayette. C’est par elle que l’on sut l’arrivée de Marie dans ce couvent où elle ne connaissait pas grand-monde :
« Elle m’a laissé entendre qu’elle ne souhaitait pas faire profession mais se donner un temps de réflexion et prendre conseil de sa conscience ainsi que de Dieu… »
Ces derniers mots eurent le don d’agacer Perceval. Prendre conseil de Dieu ? Il était bien temps, alors que cette jeune sotte venait de traverser la France en compagnie d’un gredin et d’amener sa mère à deux doigts de la mort. Cependant, il se contint pour ne pas blesser Sylvie qui semblait tellement soulagée.
— Grâce à Dieu, elle est en sûreté ! soupira-t-elle en repliant la lettre qu’elle venait de lire à haute voix. Il nous faut seulement prier pour qu’elle nous revienne un jour ! Tout ce que j’espère, à présent, c’est de recevoir bientôt des nouvelles de Philippe. Ce long silence est cruel !
Le Ciel décida sans doute de se montrer clément car, le lendemain même, on recevait une lettre de l’abbé de Résigny. Datée de La Rochelle et pleine d’enthousiasme, elle ne faisait aucune allusion au drame du château familial… Les vaisseaux de Beaufort n’avaient fait que toucher terre à Toulon pour se ravitailler avant de passer dans l’Atlantique où deux tâches les attendaient. D’abord escorter à Lisbonne la fiancée du roi du Portugal qui n’était autre que la turbulente Marie-Jeanne-Élisabeth, nièce de Beaufort, et ensuite – ou en même temps ! – s’opposer aux entreprises de l’Angleterre sur la Hollande, alliée de la France par traité. Charles II, le frère bien-aimé de Madame, avait fait détruire les comptoirs de Guinée et, en Amérique, s’était emparé de La Nouvelle-Amsterdam[74]. Aussi, après de longues négociations, Louis XIV se décidait-il à soutenir son alliée par les armes. Sous le haut commandement de Beaufort, ses deux plus grands marins Abraham Duquesne et le chevalier Paul prirent la tête l’un de la flotte du Ponant, l’autre de celle du Levant.
« La guerre est devant nous, écrivait l’abbé d’un ton où l’on sentait percer les soupirs. Elle sera rude car l’Angleterre possède beaucoup plus de navires que nous, mais tous les fous qui m’entourent s’en réjouissent, à commencer par notre jeune héros qui me charge de mille tendres baisers pour Mme la duchesse et Mlle Marie. Il se porte à merveille… mieux que votre serviteur à qui les grandes vagues vertes de l’Atlantique ne réussissent pas plus que les dernières bénédictions données aux mourants sur un pont couvert de sang et criblé de mitraille… Peut-être me laissera-t-on à Lisbonne ou bien m’enverra-t-on attendre la flotte à Brest où elle mouillera l’hiver ?… »
— L’abbé vieillit, commenta Perceval. Il aura bien mérité de prendre quelque repos ici. D’autant que Philippe n’a plus vraiment besoin de lui…
— Il y a un moment déjà qu’il n’en a plus besoin mais ils sont liés par une telle affection que j’hésite à lui demander de rentrer. Et puis, qui nous écrirait ?
Curieusement, la guerre qui se rallumait avec l’Angleterre allait influencer les hésitations de Marie…
Les temps joyeux des débuts de son mariage étaient révolus pour Madame dont les relations avec son époux allaient se détériorant en dépit de la présence de deux enfants. Cela par la faute des amis de Monsieur dont les uns la détestaient comme le chevalier de Lorraine, ou Vardes qu’elle avait fait exiler, et d’autres comme Guiche l’aimaient trop. En outre, si ses relations avec le Roi restaient confiantes et même tendres car Louis XIV voyait en elle son lien le plus sûr avec l’Angleterre joint à une conseillère intelligente et fine, la rupture était presque complète avec Marie-Thérèse qui ne cachait plus une jalousie au moins aussi forte que celle inspirée par La Vallière. Enfin, ce qui se passait à Londres inquiétait la princesse et même la désolait : la reine Henriette, sa mère, était revenue en France, chassée par la terrible épidémie de peste qui s’était étendue sur la capitale anglaise et avait tué nombre de ses amis, mais elle n’était pas d’un grand secours pour sa fille, partageant son temps entre son château de Colombes et les eaux de Bourbon. Ensuite, conséquence de l’épidémie et des nombreux feux qu’il avait fallu allumer pour détruire les cadavres, Londres, un an après, était ravagée presque en totalité par le terrible incendie qui détruisit tout les vieux quartiers et ferait date dans l’Histoire. Enfin, le petit duc de Valois qui allait sur ses deux ans tomba malade au moment où se détérioraient les relations entre les deux hommes qu’elle aimait le plus au monde : son frère Charles II et son beau-frère Louis XIV. Alors, apprenant que la jeune Marie de Fontsomme qu’elle avait toujours aimée tendrement était retirée au couvent de Chaillot, elle lui envoya Mme de La Fayette pour lui demander de revenir auprès d’elle. Et Marie reprit à la fois le chemin du Palais-Royal et une place privilégiée auprès de la princesse. Sur l’ordre de celle-ci, Mme de La Fayette en écrivit à la mère exilée, mais Marie, elle, continua de garder le silence… Résignée à présent, Sylvie se contenta, dès lors, d’attendre la suite des événements.