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Le cours régulier, un rien monotone parfois, des jours, des semaines et des mois, glissait sur Fontsomme et ses habitants. Sylvie qui avait recommencé à monter à cheval s’occupait beaucoup de ses paysans. Ils lui rendaient sa sollicitude en respect et en amitié, même s’il lui fut toujours impossible de percer le mystère entourant la disparition de Nabo. Elle finit d’ailleurs par abandonner : c’était leur secret à eux et elle ne voulait pas forcer les consciences.

Contrairement aux dix années suivant son veuvage qu’elle avait vécues à Fontsomme, elle n’entretenait plus aucune relation avec les châtelains environnants. Ceux-ci, autrefois si empressés, ne se souciaient plus d’une femme ayant encouru la colère du Roi. Elle n’en souffrait pas et Perceval pas davantage, qui s’adonnait avec passion à la botanique, la lecture, l’art des jardins et des parties d’échecs acharnées avec l’abbé Portier ou son ami Meurisse, qui venait parfois passer quelques jours. En outre, il entretenait une énorme correspondance avec des amis parisiens – Sylvie n’aimait pas beaucoup écrire et c’était lui qui se chargeait du courrier de la maison –, grâce à qui les bruits du monde continuaient d’arriver dans leur retraite. Mademoiselle se montrait la plus assidue et par elle on n’ignorait rien de ce qui se passait à la Cour. On sut ainsi qu’en dépit des enfants qu’elle continuait à donner au Roi, La Vallière allait vers son déclin, poussée peu à peu dans l’ombre de la disgrâce par un astre montant à l’éclat irrésistible : l’éblouissante Athénaïs de Montespan était en train de prendre Louis XIV dans ses filets. Lorsque La Vallière, grosse encore une fois, reçut le titre de duchesse, il ne fit de doute pour personne que c’était là un cadeau de rupture car il y avait longtemps déjà que la plus timide des favorites avait entamé son calvaire. La chute de Mme de Montespan dans les bras du Roi suivit de peu cet événement et, cette fois, ce fut la rumeur de la province qui en apporta la nouvelle à ceux de Fontsomme : c’est, en effet, à La Fère, distante de quelques lieues et où Louis XIV avait mené les dames pour leur faire admirer son armée, que tomba une vertu qui se disait si forte. La Vallière laissée volontairement à Paris n’avait pu le supporter : elle s’était jetée dans son carrosse en dépit de son état et des mauvais chemins pour rejoindre un amant qu’elle adorait, mais ne put que constater son malheur : son ancienne compagne des filles d’honneur de Madame était en train de la chasser… Encore quelques mois et elle quitterait la Cour pour le couvent de Chaillot. Quant à Mme de Montespan, elle n’écrivit plus jamais.

Sylvie se demanda alors si sa belle amitié pour sa fille durait toujours maintenant que la favorite pouvait laisser derrière elle les témoins des temps difficiles. À commencer par son mari, épousé par amour cependant, et qui, à présent, emplissait la Ville et la Cour des excès de sa fureur : il avait rossé les Montausier accusés par lui d’avoir livré sa femme au Roi, portait des cornes à son chapeau et voulait provoquer Louis XIV en duel. Il réussit seulement à récolter la Bastille. Sous la plume de Mademoiselle, ses excentricités prenaient un tour irrésistible, même si la bonne princesse savait y déceler la douleur vraie. Malheureusement, elle ne mentionnait jamais Marie sinon en filigrane : ainsi, depuis la mort du petit duc de Valois son fils, Madame tout à sa douleur se tenait à l’écart de la Cour. Sylvie pensa que c’était aussi bien pour Marie…

En fait, ce qu’elle espérait toujours trouver dans les lettres de Mademoiselle, c’étaient des nouvelles de François dont celle-ci restait la plus fidèle amie. Elle n’en parlait guère que pour déplorer la détérioration rapide des relations du duc avec Colbert en dépit des combats livrés – et gagnés ! – et en dépit de l’énorme travail de reconstruction de la flotte – cependant chère au ministre – à laquelle Beaufort consacrait tout son temps à terre. Jamais plus on ne le voyait à Paris, et pas davantage Philippe attaché à lui comme son ombre.

Un soir d’hiver enfin…

Les valets commençaient à fermer les volets intérieurs et Corentin faisait, avec ses chiens, sa ronde habituelle tandis qu’aux cuisines on couvrait les feux pour la nuit, quand la grande avenue aux ormes s’emplit des bruits d’une cavalcade : claquement allègre des sabots, tintement des gourmettes, grincement des roues de carrosse… En un instant, le château tout entier se secoua et se retrouva sur pied. On courut aux lanternes et aux torches, Corentin revint en hâte, cependant que Sylvie qui brodait une chasuble pour l’abbé Portier et Perceval qui buvait un bouillon de pintade au coin de la cheminée de la bibliothèque se jetaient vers les fenêtres. Il y avait là un carrosse de voyage précédé de trois cavaliers et suivi d’une demi-douzaine d’hommes armés :

— Serait-ce Mademoiselle qui nous revient ? demanda Raguenel.

Sylvie, avec un cri étranglé, ramassait ses jupes et s’élançait en courant vers le grand vestibule : avant même que les lumières n’eussent éclairé les visages et que les chapeaux ne s’envolent joyeusement au bout des bras, son cœur les avait reconnus : ceux qui arrivaient là, c’étaient François et Philippe accompagnés de Pierre de Ganseville. On entendit la voix forte de Beaufort réclamer « une chaise pour porter M. l’Abbé » ! L’occupant du carrosse était, en effet, l’abbé de Résigny, mais combien changé ! Resté à terre durant la dernière campagne et confié à un confortable couvent nantais à la suite d’un petit accident, il y avait prospéré physiquement au point d’avoir doublé de volume, ce qui lui valait la douloureuse crise de goutte dont il souffrait.

— Ses chères moniales voulaient le garder, expliqua Beaufort en riant, mais M. l’abbé a tenu à nous accompagner pour faire pénitence !

— Il fallait à tout prix que je revienne, expliqua le malade porté avec une sage lenteur par deux solides laquais. J’ai besoin de retrouver un régime plus frugal et de maigrir…

— Cela m’étonnerait que vous y arriviez ici, s’écria Perceval en riant, nous avons peut-être le meilleur cuisinier de France ! D’ailleurs, vous allez bientôt en juger…