La cuisine, en effet, s’était réveillée dès que le pas des chevaux s’était fait entendre et Lamy était déjà à l’ouvrage.
— Que voilà une bonne nouvelle ! clama Beaufort. Nous mourons tous de faim.
Sylvie ne l’entendit même pas : elle pleurait de bonheur dans les bras de ce fils dont elle avait craint ne le revoir jamais. Elle ne s’arrêtait de l’embrasser que pour le contempler avec admiration : c’était à présent un magnifique gaillard dont n’importe quelle mère eût été fière. Le duc reprit, en riant :
— Vous m’aviez confié un jeune garçon mais je vous rends, il me semble, un duc de Fontsomme pleinement réussi.
— Vous me le rendez ? souffla Sylvie incrédule.
— C’est mon intention, mais…
— Mais moi je ne veux pas, ma mère, corrigea Philippe. Là où ira M. l’amiral je veux aller aussi…
— Nous en reparlerons tout à l’heure, coupa celui-ci. Il fait un froid affreux dans ce vestibule. Allons nous réchauffer !
Après que l’on eut porté l’abbé de Résigny dans son ancienne chambre avec tout le soin désirable et en lui jurant qu’il allait être servi, le reste des voyageurs s’installa devant une table dressée en un temps record et déjà couverte de nombreux plats. Avant de s’asseoir, la duchesse revint à la réalité et crut bon de prévenir :
— Vous devez tout de même savoir, monseigneur, avant de prendre place à cette table ce qu’il est advenu de moi. J’ai été…
— Exilée ? Je sais. Mademoiselle me l’a dit, en s’en indignant fort, et je la rejoins dans son sentiment. Ce jeune blanc-bec couronné commence bien mal son règne en s’attaquant aux plus fidèles des siens mais, de ce sujet, nous débattrons plus tard. Je dirai seulement que c’est, pour moi, une raison de plus de vous laisser Philippe. Il est chef de famille et vous aurez besoin de lui.
La joie de Sylvie baissa de plusieurs degrés.
— En ce cas, vous faites erreur, mon ami. Le Roi m’a nettement laissé entendre que son ordre d’exil ne touche que moi et qu’il entend garder sa faveur à mes enfants s’ils le servent bien.
— Là ! triompha Philippe. Qu’est-ce que je vous disais, monseigneur ? Ma mère a l’âme trop haute pour me vouloir garder dans ses jupes quand elle sait à quel point j’aime le service à la mer ! En revanche, c’est Marie que j’espérais trouver ici. Où est-elle ?
— Elle a repris son service auprès de Madame.
— Est-ce qu’elle n’est pas un peu folle ? Après être tombée comme la foudre sur Toulon en demandant pour ainsi dire M. l’amiral en mariage, ce qu’il a eu la bonté incroyable d’accepter, elle a disparu d’un seul coup en laissant seulement une lettre aux termes de laquelle cette jeune dinde lui rendait sa liberté. Et maintenant, elle est retournée chez Madame ? Vous la voyez souvent, j’espère ?
— Jamais, dit Perceval se lançant au secours de Sylvie dont il voyait les yeux se remplir de larmes. Laisse ta mère, je t’expliquerai, mais tu n’as pas tort de penser que ta sœur est un peu folle.
— Eh bien je la ramènerai à la raison ! C’est mon rôle à présent et elle me rendra compte de sa conduite. En vérité…
— Oubliez-la pour l’instant, monsieur mon fils, coupa Sylvie, qui ne tenait pas à ce que l’on s’étende trop sur un sujet qu’elle préférait de beaucoup confier à la diplomatie de son parrain. Et vous, monseigneur, vous parliez il y a un instant d’une « raison de plus » de vous séparer de Philippe. Cela veut dire qu’il y en a d’autres ?
— Bien sûr qu’il y en a d’autres, coupa le jeune homme. M. l’amiral veut partir en croisade et pense qu’il a peu de chances d’en revenir vivant…
— En croisade ?
Beaufort assena sur la table un coup de poing qui fit sauter la vaisselle de vermeil :
— Et si tu voulais bien m’accorder la parole ? gronda-t-il. Ceci est mon affaire et tu me permettras de l’exposer moi-même à ta mère et au chevalier de Raguenel.
Repoussant son assiette, il vida son verre que le valet placé derrière lui se hâta de remplir, geste qui détourna sur lui l’attention du duc :
— J’aimerais que nous soyons seuls dans cette salle, dit-il.
Un geste de Perceval fit sortir les serviteurs. Beaufort accoudé à la table reprit la parole sur un ton où perçait la colère :
— Mes relations avec Colbert sont devenues détestables. Cet homme me hait je ne sais pourquoi…
— Nous le savons tous ici, fit gravement Perceval. Parce que vous étiez l’ami de Fouquet et qu’ensemble vous aviez formé de grands projets…
— Des projets qu’il reprend à son compte et je ne le lui reprocherais pas s’il ne vidait la charge d’amiral de France de toute sa substance. Depuis que, l’an passé, le Roi l’a chargé des affaires concernant la marine du Levant et du Ponant, il n’est rien qui ne dépende de lui, qui ne passe par ses mains. Ainsi, il fait construire de nombreux vaisseaux afin de doter le royaume de flottes capables d’affronter n’importe quel ennemi, mais je n’ai pas le droit d’en faire sortir un seul. Je ne commande en fait qu’à une poignée de vieux navires. C’est au point que si j’en veux un neuf, et des marins pour le manœuvrer, je dois payer le tout sur mes propres biens. Et le Roi lui donne raison…
Sylvie se sentit frémir. Le regard qu’elle échangea avec le chevalier de Raguenel était plein d’angoisse. Elle devinait trop bien ce qui se cachait derrière cette espèce d’impuissance à laquelle Louis XIV et son ministre condamnaient peu à peu cet homme, puisque le Roi avait découvert ce qu’il était au juste pour lui. Le chevalier et Sylvie savaient qu’il ne le supporterait pas longtemps. On devait jouer sur l’espoir que les vieux démons de la Fronde se réveilleraient et pousseraient Beaufort à la faute. Elle l’écoutait à peine tandis qu’il achevait de dévider l’écheveau épais de son amertume : on ne cessait de lui reprocher ses meilleures initiatives, comme cet accord qu’il avait entrepris de passer avec le roi du Maroc grâce auquel on pouvait être assurés de ports de repli aussi bien en Méditerranée que dans l’Atlantique.
— On me reproche de me mêler de ce qui ne me regarde pas et Colbert ose exiger que moi, prince français, je ne m’adresse à lui que par le truchement d’un secrétaire. Il prétend que mes lettres sont illisibles ! Il a mis beaucoup de temps à s’en apercevoir !
Si le détail n’avait montré une volonté délibérée d’offenser l’Amiral, Sylvie eût peut-être souri. Avec les années, l’orthographe de François et ses tournures de phrases parfois spéciales n’avaient pas dû s’améliorer. Mais il lui était cruel de voir ce prince si généreux et si noble systématiquement humilié par un ministre, doué de grandes vues sans doute, mais qui employait vraiment tous les moyens lorsque l’on s’avisait de le gêner ou de lui porter ombrage. Sur un ton où perçait la fatigue, François conclut :
— Je savais déjà qu’il n’y avait pas de place pour nous deux dans la Marine, mais c’est lui qui l’emporte puisque le Roi vient de le nommer secrétaire d’État à ladite Marine…
— Vous allez vous retirer dans vos terres ? souffla Perceval incrédule.
— Vous me connaissez assez pour savoir qu’il n’en est rien. Le pape Clément IX appelle les souverains d’Europe à la croisade pour délivrer l’île de Candie, possession de Venise, que le Turc assiège depuis plus de vingt ans. Vingt ans ! Un siège tellement gigantesque qu’on l’a baptisé la « Gigantomachia » ! Il y a là-bas un homme étonnant, il a nom Francesco Morosini, capitaine-général des troupes de la Sérénissime République et de ses rares alliés comme le duc de Savoie, mon neveu. Il tient tête à l’assaillant avec une sorte de génie. Quand les Turcs entament des sapes sous ses forteresses, il fait tomber sur eux de grosses bonbonnes de verre emplies d’un mélange sulfureux qui éclate et tue trois cents hommes d’un coup ! Un soldat de cette valeur mérite qu’on l’aide et le Sultan qui a mis sa tête à prix le sait si bien qu’il envoie Köprülü Fazil Ahmed Pacha, son grand vizir, attaquer lui-même Morosini. J’ai donc décidé, puisque je n’ai plus rien à faire en France, de me vouer à cette tâche. Ainsi, je fais construire un grand vaisseau digne de ce beau titre d’Amiral qu’un Colbert est en train de réduire à rien…