— Soyez logique ! Vous le voyez confiant un tel secret à un simple serviteur, lui qui se veut le plus grand roi du monde ?
— Bien sûr que non, mais il doit faire confiance à cette haine et la laissera faire.
— Devant Dieu le crime serait le même. Je comprends mieux certaines choses, maintenant que vous avez parlé. J’ai eu, ces jours, l’impression que ma vue lui était pénible. Déjà il ne m’aimait pas beaucoup ! Je dois lui faire horreur…
— J’ignore quels sont, au juste, ses sentiments pour vous mais la complaisance de Colbert envers votre expédition me la rend suspecte. Ne partez pas, François, je vous en prie !
Bouleversé par les larmes qui mouillaient la voix de Sylvie, il vint derrière elle et posa doucement ses mains sur des épaules tremblantes.
— Il y a si longtemps que vous ne m’avez donné mon nom, Sylvie ! Est-ce pour m’enlever mon courage que vous le prononcez ?
— Non… C’est parce que je voudrais tant… Je voudrais désespérément vous convaincre de rester…
— À cause de Philippe ? Je vous promets que je le tiendrai à l’écart du danger autant que faire se pourra.
— Pour lui, sans doute, mais surtout pour vous ! Oh, François, j’ai si peur de ce qui vous attend là-bas ! J’ai peur de ne jamais… jamais vous revoir ! Quelque chose me dit que non seulement vous ne vous garderez pas, mais encore que vous irez au-devant de la mort !
— C’est vrai que j’y pensais. Dans cette guerre que Dieu commande, j’avoue songer souvent à en profiter pour aller vers lui. Mourir en pleine bataille, en pleine gloire ! Quelle fin heureuse pour une vie manquée !
— Manquée ? Oh, François ! Comment pouvez-dire pareille chose ? Alors que…
— Chut ! Je sais ce que je vaux, Sylvie, et je crois que je suis las de moi-même autant que des autres…
D’un mouvement vif, il se glissa auprès d’elle sur le banc, saisit ses deux mains pour l’obliger à lui faire face.
— Un seul être au monde peut me donner envie de poursuivre une existence qui pèse à tant de gens et cet être c’est vous ! Si je reviens vivant, promettez-vous de m’épouser ?
Elle eut un sursaut, voulut se lever, lui échapper, mais il la tenait bien.
— C’est impossible ! Vous savez bien que c’est impossible !
— Pourquoi ? Parce que j’ai tué…
— Non. À cause de Marie qui m’a rejetée comme elle a rejeté son amour pour vous quand elle a su que vous êtes le père de Philippe.
— Comment l’a-t-elle su ?
— Vous n’avez donc pas reçu la lettre de Perceval ? Elle l’a appris par ce maudit Saint-Rémy qui avait réussi à se glisser dans l’entourage de votre frère Mercœur et qu’elle a connu chez Mme de Forbin.
— Ce misérable était là ? En Provence ? Et je ne l’ai jamais vu, jamais su, jamais rencontré ?
— Sans doute se gardait-il de vous. Ou bien a-t-il changé d’aspect. Toujours est-il que nous en sommes là : Marie m’a jeté son mépris au visage. Si je vous épousais, c’en serait fini du faible espoir que je garde encore de la retrouver un jour. Je suis persuadée qu’elle vous aime encore !
— Mais moi, je ne l’aime pas comme elle le voudrait. Je n’avais accepté que parce qu’elle menaçait de se tuer sous mes yeux et aussi parce que vous le demandiez, mais je comptais retarder encore et encore ce mariage jusqu’à ce qu’elle comprenne… ou qu’elle rencontre un autre homme. Voilà des mois que je prie pour cela.
— J’ai peur qu’elle ne me ressemble, dit Sylvie avec un triste sourire. Et même qu’elle n’ait pris de l’avance sur moi. J’avais quatre ans lorsque nous nous sommes rencontrés. Elle n’en avait que deux. Elle vous aimera toujours.
— Parce que vous m’aimez ? Que c’est doux à entendre, mon cœur ! Quant à notre mariage, j’ai pris dessus quelques idées quand, me rendant de Brest à La Rochelle, nous avons relâché à Belle-Isle… Oh, Sylvie, je l’aime plus que jamais ! C’est le seul endroit au monde où je puisse être vraiment heureux.
— Je n’ai aucune peine à vous croire.
— Alors, retenez-moi encore à la terre ! Acceptez de m’épouser à mon retour et, j’en jure Dieu, nous abandonnerons tout pour aller là-bas vivre ensemble. Nous… disparaîtrons ! Et ainsi on nous oubliera puisque nous n’offusquerons la vue de personne.
— Vraiment ? Nous ferions cela ?
Dans son besoin de la convaincre, François faisait glisser ses mains le long des bras de son amie. Il redoutait à chaque seconde qu’elle ne le repousse, mais Sylvie n’avait plus envie de lutter. Il y avait trop longtemps ! Elle se laissa aller contre sa poitrine.
— Foi de gentilhomme c’est ce que nous ferons, affirma-t-il avec gravité. Dites que vous m’épouserez !
— Revenez… et je serai à vous…
Il resserra son étreinte et ils restèrent longtemps au bord de l’étang à regarder l’eau calme parfois rayée de l’envol d’un oiseau pêcheur, à écouter le rythme accordé de leurs cœurs. Et ce fut seulement à l’instant de remonter vers le château que leurs lèvres se joignirent.
Au jour levant, Beaufort repartit pour Paris où il restait « quelques détails à régler », emmenant Ganseville dont il ne se séparerait qu’au moment de prendre la route du sud et Philippe qu’il eût volontiers laissé à Sylvie quelques jours de plus. Mais le jeune homme, méfiant, entendait s’attacher à ses pas…
Quant à ceux de Fontsomme, ils passèrent beaucoup de temps à consoler l’abbé de Résigny, honteux de s’être laissé envahir par la graisse au point d’être inutilisable et d’autant plus désespéré.
— Eh ! s’il n’y a que ça, l’abbé, on vous fera maigrir ! Lamy ne vous servira que des soupes claires, du pain rôti et de l’eau ! Ainsi vous serez tout frais pour la prochaine campagne…
Le malade leva sur Perceval des yeux de petit garçon privé de dessert :
— Ce serait bien cruel ! Le Seigneur et les bonnes choses sont tout ce qui me reste puisque Philippe est trop grand maintenant pour avoir un précepteur. On ne m’embarquerait plus…
— Et ça vous fait tant de peine ? Je ne vous savais pas si furieux marin ?
— Non… non, c’est vrai que je ne le suis guère mais… qui donc maintenant vous donnera des nouvelles ?
Il n’était pas seul à y penser. Sylvie appréhendait le silence qui allait venir et qui lui donnerait l’impression que Philippe et François étaient entrés dans un autre monde, inaccessible…
Les « détails » que Beaufort entendait régler à Paris appartenaient à la catégorie des doux euphémismes, pour l’excellente raison que ni le Roi ni Colbert ne souhaitaient que l’expédition à laquelle le pape les contraignait soit une réussite. Il ne s’agissait pas d’indisposer durablement l’allié turc. On commença par spécifier que Beaufort devrait se contenter de commander les « voiliers » tandis que Vivonne garderait les galères ; ensuite que le chef de l’expédition serait le duc de Navailles qui, s’il était un homme brave, n’avait jamais fait preuve d’une intelligence fulgurante. Dans son couple, le grand homme, c’était la duchesse Suzanne. On avait même refusé le grand Turenne pour être bien sûr que cela ne marcherait pas. Quant à Vivonne, il était prié de ne pas faire de zèle, de traîner autant que faire se pourrait avec ses galères le long des côtes d’Italie et de ne rejoindre Candie que lorsqu’il n’y aurait plus moyen de faire autrement sous peine de ridicule.
Autre avanie pour Beaufort, il ne devait en aucun cas quitter son vaisseau : ordre lui était donné d’y rester les bras croisés tandis que l’on mènerait l’assaut contre les Turcs. Cette fois, le duc se fâcha et en appela au pape qui dépêcha aussitôt un courrier à Louis XIV : dans l’esprit de Sa Sainteté, les véritables chefs de l’expédition étaient son neveu, le prince Rospigliosi, et le duc de Beaufort : il importait que celui-ci, dont la bravoure était célèbre, pût mener les troupes au combat. Ainsi tancés, le Roi et son ministre capitulèrent mais firent bien entendre que, s’ils permettaient l’expédition, il n’était pas question qu’ils y participent financièrement. C’était condamner Beaufort à la ruine car, bien entendu, il vendit tout ce qu’il possédait pour faire face à l’énorme dépense commencée avec le Monarque, le magnifique vaisseau-amiral que l’on construisait à Toulon[75].