Cette exigence insensée, qui eût fait reculer tout autre chef ne portant pas dans ses veines le sang de Godefroi de Bouillon, signifiait bien pour ceux qui l’aimaient – Duquesne le premier qui s’en indignait – une arrière-pensée : Beaufort ne « devait » pas revenir de Candie, donc ses biens ne lui seraient plus d’aucune utilité.
S’en rendit-il compte ? Il balayait les objections d’un mouvement d’épaules agacé : n’allait-il pas combattre pour la foi chrétienne comme il l’eût fait s’il avait suivi le chemin de Malte ? Toutes ces contingences misérables ne le touchaient pas. Il accepta même que les Italiens de Rospigliosi lui refusent le titre d’altesse parce que leur prince à eux n’y avait pas droit :
— De l’altesse et du reste je m’en moque ! Je mépriserai tout hormis les occasions de m’illustrer…
Le 2 juin cependant, avant de quitter Marseille, il écrivit au Roi une longue lettre qui s’achève ainsi : « Je crois que nous sommes tous contents les uns des autres et qu’il y a une entière union et amitié parmi ce qui est ici gens de terre et de mer… Tout se fait d’un même concert. Nous serions bien malheureux d’être d’un autre esprit. Cela, ce me semble, peut donner un grand respect et satisfaction à Votre Majesté, laquelle me fera la grâce, s’il lui plaît, de me tenir pour sa véritable créature. Toutes sortes de raisons m’y obligent et beaucoup plus celle que je n’oserais dire pour ne pas manquer au respect que celle du devoir… C’est de quoi je la supplie d’être persuadée et que je suis, avec la dernière soumission, de Votre Majesté, le très humble, très obéissant, très fidèle serviteur. Le duc de Beaufort. »
Pris peut-être d’un vague remords, Louis XIV fit verser une somme d’argent… que Beaufort distribua incontinent aux pauvres de Marseille.
Le 4 juin 1669 au matin, la flotte quittait le port du Lacydon, à Marseille, sous un soleil radieux qui faisait scintiller l’or et l’azur dont était couvert le Monarque. Le splendide vaisseau de quatre-vingts canons gonflait ses voiles neuves en faisant claquer, dans le vent du matin, la soie écarlate des quatre grands pavillons de l’Amiral portant les armes des Vendôme, soutenues par les effigies de saint Pierre et de saint Paul, et l’immense flamme bleu et or aux lis de France. Il accaparait le soleil, il habitait la mer à lui tout seul, et derrière lui les treize autres vaisseaux, assez beaux cependant, paraissaient sacrifiés. Debout sur le pont auprès du chevalier de La Fayette qui était son capitaine en second et son ami[76], Beaufort, tandis que tonnaient les canons du fort Saint-Jean, ne se retourna pas une fois vers la terre qu’il laissait derrière lui. Les acclamations de la foule massée sur le rivage ne l’atteignaient même pas. Il regardait la Méditerranée immense et bleue s’ouvrir sous son étrave comme une femme consentante. Il en emplissait ses yeux et ses rêves. Là-bas, dans une île perdue de la Grèce antique, l’attendait la gloire…
Un mois et demi plus tard, on apprenait avec consternation l’échec de l’expédition et surtout la mort du duc de Beaufort dont le corps n’avait pas été retrouvé. Son jeune aide de camp, Philippe de Fontsomme, avait eu le même sort…
Troisième partie
UN MASQUE DE VELOURS
1670
CHAPITRE 11
UN VÉRITABLE AMI…
Sylvie disait adieu à Fontsomme.
Appuyée au bras de Perceval elle faisait, au jardin, une dernière promenade avant d’effectuer le tour des pièces du château et de prendre congé de ses serviteurs. Ce mois d’avril exceptionnellement doux et ensoleillé faisait exploser la nature : les lilas embaumaient, les pommiers et les cerisiers se couvraient de blancheur délicate et chaque brin d’herbe neuve semblait proclamer sa joie d’avoir quitté les profondeurs de la terre pour revoir la lumière. L’étang ondulant sous une légère brise jetait des éclairs comme un feu d’artifice, mais toute cette joie ne faisait que rendre plus tragique la double silhouette en grand deuil qui s’y aventurait. Perceval vit une larme rouler sur la joue de sa compagne. Il serra un peu la main qui reposait sur son bras :
— Nous devrions abréger, mon cœur. Vous vous faites du mal…
— Peut-être mais j’ai passé tant d’années ici que je dois à toute cette beauté un salut, un merci. Bien qu’il me soit cruel de penser qu’elle n’appartiendra jamais à mon Philippe. Il aimait tant Fontsomme ! Le plus dur est de se dire qu’il n’y reposera pas et que son ombre ne gênera en rien celui qui va venir… Comment aurions-nous pu imaginer il y a seulement dix mois que ce misérable Saint-Rémy parviendrait un jour à ses fins et que Colbert, sinon le Roi, appuierait sa réclamation devant les cours souveraines…
— C’est d’autant plus étonnant que Beaufort comme Philippe ont été déclarés officiellement morts sur le seul rapport de cet homme, dont nul n’aurait pu imaginer qu’il était parti avec la flotte comme volontaire sous un faux nom.
En effet, dans les premiers jours de février, Saint-Rémy était revenu de Constantinople où, blessé et fait prisonnier à Candie, il aurait été soigné puis renvoyé par le sultan Mehmed IV lui-même, avec une lettre pour le roi de France lui assurant que le duc de Beaufort avait été pris pendant la bataille et décapité. Ledit Saint-Rémy aurait reconnu cette tête parmi d’autres aux cheveux clairs qu’on lui aurait montrées… La nouvelle de cette mort, à laquelle les Français et surtout les Parisiens n’arrivaient pas à croire – les bruits les plus étranges couraient ! –, fut accueillie par la Cour comme il convenait : on prit le deuil et une cérémonie eut lieu à Notre-Dame autour d’un catafalque vide. Tout cela accrut la douleur de Sylvie car, si elle conservait l’espoir que son fils et son ami, portés disparus, fussent encore vivants quelque part, cet espoir s’écroulait : si Beaufort avait trouvé la mort, Philippe qui ne le quittait pas ne pouvait avoir échappé au cimeterre du bourreau ottoman. Pourtant, il lui restait encore un ultime degré à descendre dans l’abîme du chagrin : le titre de duc de Fontsomme tombant en déshérence, la Chancellerie royale, après consultation du Parlement et examen de l’acte présenté, projetait d’en faire donation au sieur de Saint-Rémy pour réparer le dommage dont il avait été victime et le récompenser des services rendus à la Couronne.
Ce nouveau coup assené à la duchesse avait soulevé l’indignation de d’Artagnan. Sachant par celle-ci et depuis longtemps ce qu’était au juste ce Saint-Rémy, que d’ailleurs il avait vu arriver chez le Roi, il ne put la contenir et laissa entendre son sentiment à Louis XIV avec la rude franchise qui le caractérisait :
— Je ne sais, Sire, ce que Mme de Fontsomme a fait à Votre Majesté, mais il faut que ce soit très grave pour que l’exil et la mort de son fils ne vous semblent pas punition suffisante : il faut aussi la dépouiller ?